vendredi 14 décembre 2007

Un texte oublié de Blondin

Le hasard d'un vide-grenier a fait tomber entre mes mains un exemplaire de la revue littéraire collaborationniste les Cahiers français dans lesquels ont trouve des textes de Ramon Fernandez (le père de Dominique Fernandez), André Fraigneau (auteur plus tard de dialogues avec Jean Cocteau), R.-M. Alberès, Roland Laudenbach ou encore Michel Mohrt. Nous proposons à tous les amoureux de la littérature, de la bicyclette et de l'ivresse, un texte oublié d'Antoine Blondin : Des Cafés littéraires à la Révolution.


Un de mes amis, retour de captivité, vint échouer son rêve de chercheur d’or dans l’un de ces fameux cafés qui empruntent au voisinage de Saint-Germain-des-Prés leur solennité de sanctuaires. Et la foule bigarrée des dames aux naseaux fumants, poétesses ou simples égéries, lui arracha cette exclamation ; « Mais c’est un endroit à femmes, ici ! » Sur quoi intervint le garçon, pénétré et confidentiel comme un appariteur en Sorbonne : « Non monsieur, c’est un café littéraire. » Cependant que l’indignation empourprait le vaste front éburnéen par où il justifie sans doute d’illustrer pour la seconde fois un nom célèbre, Pascal abreuve en « Vin maison » la littérature 1943 !
Puisque les circonstances ont permis à notre Révolution de n’être pas une révolte ; puisqu’un loisir est accordé au mouvement des idées de se venir conjoindre au mouvement politique ; puisque le régime auquel se voue notre ferveur doit trouver son fondement dans la formation d’une conscience civile et puisque, bon gré, mal gré, il faut chez nous abandonner aux seuls cafés le privilège de réunir des gens d’esprit par je ne sais quelle attirance de leurs entrailles capitonnées, combien alors nous faudra-t-il attendre aux orifices de ces étranges organismes le fruit de la digestion laborieuse qu’ils trament depuis bientôt trois ans, dans le secret de leurs rideaux bleus ?

Ceux-là me souhaiteront un ironique « bonne chance » qui prétendent ne rien espérer de la littérature, et d’aucuns parmi les gens de lettres s’associeront a eux, mais pour d’autres raisons : l’Esprit ne s’affirme que par lui-même, disent-ils ; les sociétés où un hasard le voit naître ne font rien pour le développer. II en choque le conformisme érigé en loi et sa gloire est précisément de ne se reconnaître en aucune d’entre elles et de ne leur rien devoir. Ainsi parlait Julien Benda. II existe pourtant une thèse, affirmant que l’esprit ne travaille pas en haute solitude et dans l’éternité de ses méditations, dont les protagonistes peuvent se réclamer du réquisitoire de Renan contre la « panbéotie » démocratique. II s’y développe cette idée essentielle que l’œuvre de lettres est une chose vivante qui trouve son milieu dans le règne politique et en accuse les défaillances, II ne s’agit pas ici de matérialisme historique, pas plus que Julien Benda n’est le champion d’un spiritualisme littéraire. II faut simplement reconnaître au spirituel les profondes racines qu’il plonge dans le temporel et, en retour, le devoir qui lui incombe de revenir s’y insérer. La littérature exprime un moment de l’intelligence d’une nation et sa chanson de geste. Elle est une planète où les individus viennent quérir le complément de leurs occupations. L’homme d’action y trouve les réflexions qu’il n’a pas le temps de faire ; le contemplatif, l’aventure qu’il n’a pas l’audace d’entreprendre. Ici ou là l’écrivain possède un message qui fait de lui un fonctionnaire dans la cité. Peut-on faire appel à lui dans les circonstances graves ?
II ne suffit plus qu’à travers les âges il assure à la France un passé littéraire, il faudrait aussi qu’il prît en charge son actuel et son avenir politique. Lors même que les notions de Culture et de Propagande tendent à s’identifier, le grave problème se pose de savoir quel usage une nation doit faire de son passé. Le souvenir est une affaire de vieillards ou de luxe de l’homme du dimanche. Dans un pays qui a vécu ses dimanches, faudra-t-il demander à certains spécialistes de lui en conserver pieusement le bel habit pendant les six longs jours de son labeur ? Faudra-t-il provisoirement en abandonner aux naphtalines des bibliothèques le chatoyant éclectisme ? Faudra-t-il que la littérature devienne un muséum ?
Bien que j’eusse parfois aimé la poésie selon un certain Robert Ganzo, je trouve d’un grotesque tragique de lire, impunément publié dans un journal décent, la définition qu’il en accordait récemment, Non ! la poésie ce n’est pas « La dame de « l’Ange Bleu » à qui l’on fait cocorico ». Quels Américains s’agit-il d’épater ? La Révolution Nationale a besoin de poètes comme elle a besoin de techniciens. II lui faut des mythes généreux autant que des machines robustes. Elle est aussi bien, et plus encore, une épopée qu’une entreprise. Comme les séïsmes révèlent aux géologues les assises fondamentales des terrains, le tremblement de France doit mettre à nu nos aspirations essentielles, il appartient civiquement à la poésie d’en refléter la secrète pureté et d’en exalter le caractère originel par un appel aux traditions les plus profondes. Ce n’est pas là faillir à son message d’intimité que de participer à ce grand moment d’impudeur qu’est la révolution. L’Art ni l’artiste ne gagnent à se présenter, l’un comme un produit de contrebande, l’autre comme un hors-la-loi. J’imagine assez que, sur un navire en perdition, se dénouent, les premières, les choses les plus légères, les duvets. Dans un pays qui cependant possède la poésie chevillée au sol, il n’y a déjà plus qu’un moyen pour le poète de demeurer dans la cité : c’est d’être le classique de la Révolution.
Les visions de pourpre et d’or de l’orientalisme romantique ont fait place aujourd’hui chez beaucoup de jeunes esprits au seul mirage rouge. Trop superficielles, la plupart du temps, pour s’appuyer sur les doctrines économiques, leurs convictions, par delà le fatras de leurs lectures, se bercent de l’héroïsme publicitaire de la jeune femme en blouson de cuir et de ses compagnons barbus. Ils s’affilient mystérieusement à une « Intelligenzia » imaginaire et chaque nuit, succombent en rêve pour la cause du prolétariat sous les yeux de quelque « cavaliere Elsa »… Au demeurant ils se portent bien, suivent des cours dans les facultés et font de la musique le dimanche. Cela n’est pas du communisme, c’est de l’exotisme.
Je ne crois pas au danger qu’ils représentent parce qu’ils sont farouchement individualistes et que le coup de force est une affaire de camarades. Mais je dis qu’ils manqueront dans notre faisceau, ces hommes qui porteront éternellement une révolution rentrée et, sur le tard, retireront peut-être de leur slavisme juvénile les avantages de posséder un goût très sûr pour les décors de théâtre, le sens des chœurs nostalgiques et de solides capacités au jeu d’échecs.
A ces jeunes gens dont les tempéraments eussent sans doute accueilli l’action révolutionnaire comme une discipline hygiénique, iI eut fallu donner une saine mystique. Pourquoi ne peuvent-ils pas comprendre que la révolution se fait désormais en sens inverse, qu’elle ne s’assouvit plus dans l’inanité des « là-bas » et des « plus tard » mais qu’elle s’accomplit ici et maintenant ; qu’elle n’est plus solitude, exil ou anarchie mais chaude communion et bonne ménagère ; pourquoi ne peuvent-ils pas comprendre que le révolutionnaire rentre dans la cité, sinon parce que la littérature elle-même en a déserté les portiques ?
Ce qui n’eut été hier qu’une défaillance au sein du grand divorce entre la nation et ses conducteurs devient aujourd’hui une trahison. Au moment où le pays veut accomplir sa renaissance, il ne saurait se passer des hommes de lettres et la seule dictature que nous ayons possédée avant guerre est bien celle qu’ils exercent sur leur public !
C’est que précisément la littérature a pour elle de forcer notre intimité. Nous n’adhérons à nos lectures que pour autant qu’elles suscitent en nous ce petit choc à quoi l’on reconnaît une grande vérité humaine. Mais ce choc n’emprunte rien à l’extérieur, le critère de notre assentiment est un écho. Dans le dialogue où elle nous entraîne avec l’écrivain, l’œuvre de l’esprit ne nous révèle rien que nous ne possédions déjà. Elle agit à la manière d’un sourcier qui découvre et ne crée pas. Et, pour peu qu’elle le prenne pour objet, voilà qu’elle peut exalter le monde mystérieux que nous portons en nous, le monde secret de nos faiblesses. Voilà qu’elle peut, par la sympathie de son langage, en faire un être de nature et le fortifier d’autant plus que nous nous émerveillons de sentir notre propre angoisse à la fois naître et s’alléger de toute la douceur du partage. Dès lors nous attendons de la littérature qu’elle vienne provoquer en nous les confidences inavouables, nous range dans une catégorie de ses malades et nous en assigne la destinée. Ainsi, dans le réseau silencieux des mots écrits se tisse une sombre complicité. J’admets, puisque c’est nous, la foule, qui nourrissons les livres, qu’en leur miroir nous retrouvions la multitude de nos aspects et la totalité de nos expériences quelles qu’elles soient. Mais le drame est que nous vivons selon un type littéraire, selon une perspective de nous-mêmes à nous-mêmes révélée. Et c’est de cette double relation entre l’écrivain et le public, entre celui-ci qui représente l’éternel humain et celui-là qui en isole un des aspects, que naît le « personnage régnant », c’est-à-dire, avec Taine, « le modèle que les contemporains entourent de leur admiration et de leur sympathie : en Grèce, le jeune homme nu et de belle race, accompli dans tous les exercices du corps ; au Moyen-Age, le moine extatique et le chevalier amoureux ; au xviie siècle, le parfait homme de cour et, de nos jours, le Faust ou le Werther insatiable et triste ».
J’ose à peine demander quel est maintenant le personnage régnant. Cela possède, en fait, assez peu d’importance lorsqu’il s’agit, au contraire, de faire régner le nouveau personnage que la littérature doit nous aider à susciter, en le représentant et en s’adressant à lui. Celui-ci n’ira pas chercher dans le commerce des lectures d’inquiétants tête à tête avec l’auteur, mais il en exigera une mystique pour son groupe, une maxime valable pour ses amis, ses camarades. Aux livres il ne demandera pas qu’ils lui imposent une destinée mais qu’ils éveillent en lui des vocations…
J’appelle militants ceux dont les livres nous sont des bréviaires pour l’actuel. Tels sont Montherlant, le toréador, Malraux, le conquérant, Bernanos, l’apôtre de choc et d’autres… mais si peu que, par une péripétie singulière, c’est à très peu près aux mêmes écrivains que nous allons, avec les jeunes communistes, demander une éthique nouvelle.
Faut-il voir ici, par delà les divergences de doctrines qui nous dresseront les uns contre les autres, l’annonce de la commune philosophie du monde qu’elles pourraient engendrer ?

***

La responsabilité de l’homme de lettres s’est trop compromise depuis un siècle pour qu’il puisse se dispenser maintenant de participer à l’ordre nouveau.
II arrive que les intellectuels soient des gens intelligents. Cela n’est pas une loi, mais ce peut être une coïncidence. Il arrive aussi qu’ils réalisent le paradoxe d’une intelligence loin de la vie, qu’en souvenance du slogan de l’aristocratie qui exigeait que l’on ne se piquât de rien, ils continuent de cultiver une indifférence esthétique par où ils refusent de s’engager dans l’événement et de participer aux services du monde, sinon avec détachement. Dans leurs œuvres ou dans celle des autres, ils accomplissent de prudentes retraites et si parfois leurs méditations les tournent vers le monde, elles confèrent peut-être à leur regard une plus riche perspective mais tant de froideur aussi qu’il leur demeure totalement étranger et qu’ils n’en savent vivre la dramatique urgence… Sans doute trouveront-ils un jour le moyen de protester, au nom de l’élite qu’ils représentent, contre la montée au pouvoir d’un autodidacte. Ils viendront goûter à la révolution.
Nous n’avons que faire de ces dégustateurs ; la fonction des élites n’est pas de juger la Cité mais de la construire.
Si une nouvelle culture ne se commande pas par un décret, elle peut cependant surgir spontanément d’initiatives collectives.



Puisqu’ils rentrent dans la ville par le tambour des « Deux-Magots » ou la porte du « Café de Flore » et s’y groupent autour des guéridons, que les littérateurs fassent un pas de plus et pénètrent dans la Cité. Ces cafés seront leurs casernes. Ils sont mobilisés.

Antoine Blondin

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