mercredi 29 octobre 2008

A la découverte des symboles nationaux de la Bretagne




Guide des drapeaux bretons et celtes
Divi Kervella Mikael Bodlore-Penlaez
Yoran Embanner, 200 p., ill., vocabulaire, index, 13,50 e,
ISBN 978-2-916579-12-2.


Que faut-il pour devenir un bon « britto-vexillologue » (un spécialiste des drapeaux bretons) ? Probablement se plonger la tête la première dans l'ouvrage que viennent d'écrire et de réaliser les deux auteurs, acteurs reconnus de la scène culturelle bretonne.

Chaque nation possède des caractéristiques propres, une langue, une origine et une histoire communes, un sentiment d'appartenance à une aventure collective, des symboles reconnus par tous, une autonomie politique. La Bretagne possède ces caractéristiques à l'exception de l'autonomie politique. Et ce n'est pas faute d'avoir essayé.

D'autres nations européennes, certaines indépendantes ou autonomes, sont dans le même cas, citons l'Ecosse, l'Irlande ou la Catalogne (encore que, dans le cas catalan, la couronne d'Aragon soit pour beaucoup dans sa projection historique).

En revanche, ce n'est pas le cas des Basques qui, en dépit d'être un peuple particulier, ne se sont pas découvert une volonté de maîtriser l'histoire avant la fin du XIXe siècle. N'ayant jamais été indépendants, voilà pourquoi ils ne possèdent pas les attributs traditionnels de la souveraineté au point qu'ils ont dû les inventer, le plus bel exemple étant leur drapeau, L'ikurriña que ses détracteurs surnomment méchamment le drapeau du duc de Berwick tant il ressemble à certains drapeaux régimentaires du XVIIe siècle.


Le drapeau du régiment du duc de Berwick au service de la France.

Pour en revenir à la Bretagne, rien de mieux que ce manuel consacré à l'histoire des drapeaux de la Bretagne pour mieux comprendre les symboles de la nation bretonne ainsi que leur histoire riche et complexe.

La Bretagne compte au rang des nations les plus anciennes d'Europe. Ses racines remontent à l'Empire romain quand des soldats venus de l'île de Bretagne s'installent en Armorique avec leurs familles. En quatre siècles, les protecteurs se transforment en maîtres, imposant leurs lois, leur langue dans tout l'ouest armoricain et repoussant le pouvoir franc jusqu'au sud de la Loire, le Cotentin et le Maine.

Les provinces historiques de la Bretagne.


Les racines de ces Bretons remontent aux différentes nations celtiques dont ils sont issus. Ces peuples avaient eux aussi des enseignes que les auteurs reconstituent comme la bannière à la main rouge. Devenus citoyens romains, s'engageant volontiers dans les légions pour défendre les frontières et les rivages de l'Empire.

Ces populations britto-romaines ont conservé le goût pour la symbolique militaire de Rome et l'ont gardée bien au-delà de la chute de l'Empire. Les auteurs avancent qu'une part des traditions bretonnes, comme les bannières, trouvent leur origine dans les bannières légionnaires romaines. Il est vrai que les exemples de continuité entre les légions romaines venues de Bretagne en Armorique et la symbolique tant insulaire que bretonne est frappante et éclaire l'histoire des origines de la Bretagne d'une lumière nouvelle. À juste titre les auteurs insistent sur le dragon, figure emblématique du Pays de Galles qui a dominé toute l'histoire britto-romaine et qui trouve son origine dans l’armée impériale tardive.

Progressivement, les Bretons du continent s'éloignent des traditions insulaires pour créer leur propre univers symbolique lequel intègre des modèles et des pratiques des voisins des Bretons. On peut regretter que les auteurs survolent avec beaucoup de discrétion la période royal (et aussi la plus glorieuse de l'histoire bretonne). Il est difficile de leur en vouloir tant le manque de documents se fait sentir cruellement.

Au Moyen Age, l'invention de l'héraldique répond à un besoin pratique, celui de reconnaître au cœur de la bataille les chevaliers sans avoir besoin de voir leur visage, souvent dissimulé par leur cuirasse. Mais, précisent les auteurs, il ne faut pas confondre l'écu avec la bannière. le premier est individuel et le second collectif.

Cette double page consacrée aux bannières des ducs de Bretagne donne une bonne idée de la qualité du travail des auteurs.


Beaucoup de lecteurs seront étonnés d'apprendre que l'hermine au départ n'a rien de breton, elle arrive dans les bagages de Pierre de Dreux, un prince français imposé par Philippe Auguste comme époux d'Alix, héritière du duché. L'hermine est en héraldique la fourrure d'un petit carnassier, entièrement blanc en hiver à l'exception de sa queue noire. La queue est cousue au centre de chaque peau lesquelles assemblées forment la fourrure, les queues noires jouant le rôle de mouchetures. Les deux pointes latérales de l'hermine représentent l'attache et la troisième, le bout de la queue sur la peau (et non les trois, comme l’écrivent les auteurs).

C'est le duc Jean III qui décide l'abandon des armes des Dreux pour revendiquer un écu d'hermine plain. Les auteurs expliquent fort bien les motifs probables du changement. Le duc ne veut plus rappeler par ses armes qu'il est issu d'une branche cadette des rois de France, le champ d'hermines se comparant favorablement aux fleurs de lys des armes de France.

D’autres circonstances historiques conduisent les Bretons à adopter les couleurs blanc et noir tout comme ils choisissent pour drapeau la croix noire sur fond blanc. Mais il semble que la guerre de Cent ans soit à l'origine de l'adoption et non pas les Croisades où les Bretons sont partis arborant la croix rouge comme tout un chacun.

Après une longue éclipse, le sentiment national breton renaît à la fin du XIXe siècle et rend la vie aux symboles nationaux, hermine, noir et blanc, croix noire. Mais les différentes tentatives pour en moderniser l'usage échouent jusqu'à l'initiative du jeune étudiant Morvan Marchal qui met au point un projet de drapeau national qui finit par s'imposer.


Les drapeaux des pays traditionnels de Bretagne.

Une fois assimilées les bases de la vexillologie bretonne, les auteurs nous invitent à musarder dans l'univers multiforme du drapeau breton sous toutes ses variantes et déclinaisons. Des provinces de Bretagne aux pays en passant par les communes, il n'est guère de coin de Bretagne qui n'ait son drapeau ou brille en bonne place l'hermine, symbole que tous comprennent du premier coup d'œil.

Toutefois, ce livre ne serait pas complet sans un inventaire, parfois surréaliste, des drapeaux des associations, des clubs sportifs ou des yacht clubs des armateurs.


Le procotocole n'est pas oublié.

Le livre se conclut avec une rapide présentation des drapeaux des nations celtiques (et non celtes comme l’écrivent à tort les auteurs) et des annexes très utiles sur le protocole (ou usage) des drapeaux et la fiche technique du Gwenn ha du qui permet de réaliser un drapeau breton correct chez soi.

Nous avons très souvent la dent dure dans cette chronique de livres et nous aimons bien souligner les insuffisances des éditeurs. Raison de plus pour tirer son chapeau plutôt deux fois qu’une aux éditions Yoran Embanner qui montrent avec ce livre qu’un petit éditeur régional peut jouer dans la cour des grands. Certes ce type d’ouvrage est assuré d’une vente minimale et les auteurs ont grandement contribué à sa réussite tant par leurs recherches que par leur talent artistique (ils ont livré clef en main la mise en page de l’ouvrage et ont assuré réalisation des 540 drapeaux qui s’y trouvent illustrés en couleurs). Il n’en demeure pas moins qu’il est encourageant qu’année après année, cet éditeur nous montre un réel progrès qualitatif dans ses productions. C’est un exemple à suivre. Encouragez-le en l’achetant pour vous ou pour l’offrir à un adolescent passionné par la Bretagne.

Criminel en liberté


Santiago Carrillo. Amnistié en 1977 et jamais repenti.

Dernier criminel contre l'humanité encore en vie en Europe (pour des faits antérieurs à la chute du communisme), Santiago Carrillo a été interrogé par El Confidencial sur les dernières initiatives du juge Garzon qui cherche à connaître le sort des « disparus de la Guerre civile ». Rappelons qu'il est très paradoxal de constater que le juge ne s'intéresse pas aux criminels (amnistiés) encore en vie comme Carrillo dont le rôle dans les tueries de cinq mille prisonniers politiques de Madrid (dont de nombreux enfants) à Paracuellos est incontestable (un résumé ici). En 1998, Garzon avait refusé d'enquêter sur ces massacres.


A sus 93 años, Santiago Carrillo aún mantiene una mente capaz de recordar con minucioso detalle los hechos que han marcado su vida y que son también los acontecimientos que han impreso la historia de España durante el último siglo, desde la Revolución de Asturias de 1934, por la que fue encarcelado durante dos años, hasta la aprobación de la Constitución. El histórico líder del PCE acaba de publicar un libro que indaga en las causas de la tan española crispación, cuyos orígenes remonta a la Guerra Civil y a una derecha ligada sustancialmente con la jerarquía católica. Sobre la última iniciativa del juez Garzón, cree, sin embargo, que no se trata “del mejor camino” para reparar la memoria de los fusilados.

¿Cree que tendrá éxito Garzón en su causa abierta contra los crímenes del Franquismo?
No espero gran cosa. Es un error llevar el tema de la memoria histórica a una resolución de jueces: puede ser una especie de carabina de Ambrosio, es decir, que el tiro salga por la culata. Tal como está la magistratura en el país, no se puede hacer uno muchas ilusiones de que vaya a dar una respuesta satisfactoria a este planteamiento. Garzón ha planteado un problema que está en la realidad española y que lo ha planteado él porqué quizá quienes tenían que haberlo planteado antes no lo han hecho. Creo que ése no es el camino mejor, pero comprendo que Garzón haya tomado esa iniciativa.

¿Está usted, en este sentido, decepcionado con la actitud del Gobierno socialista, que no ha llegado hasta el fondo en este asunto?
Pues sí, yo creo que el Gobierno podría haber hecho mucho más. Reconociendo que tiene muchas presiones y es débil desde el punto de vista parlamentario, creo que podrían haber hecho algo más. Lo mejor hubiera sido que el Congreso y el Senado hubieran votado juntos una resolución condenando el Franquismo y diciendo que una sublevación contra un estado democrático no tiene ninguna justificación. A lo que habría que añadir que el Estado debería abrir las tumbas de los fusilados y darles sepultura, así como reivindicar sus nombres.

El PP argumenta que la memoria histórica solo consigue reabrir heridas ya cerradas ¿Pero cree usted que efectivamente lo están? ¿La sociedad española está ya madura para un debate como éste?

Estas heridas no están cerradas por una razón muy simple, porque ahora los familiares de los asesinados han perdido el miedo que les ha tenido callados muchos años, incluso ya con Democracia. Y ahí están pidiendo algo elemental en un país que rinde culto a los muertos, que tiene incluso una fecha al año en la que las familias visitan los cementerios. ¿Cómo se puede negar a dar sepultura cristiana o civil a esas gentes que murieron? Ahora vamos a ver si la sociedad está o no madura para esto. Algunos exageran pidiendo que se publique el nombre de los asesinos. Eso no conduce a nada, porque sus hijos y nietos no tienen ninguna culpa sobre lo que han hecho sus antepasados. Y ellos son quienes van a pagar moralmente las consecuencias de dar publicidad a los nombres, no los que cometieron los crímenes, que ya están enterrados y ya ni sienten ni padecen.

¿Está harto de que le sigan recordando aún la matanza de Paracuellos del Jarama?

Hombre sí, un poco harto ya estoy... Se ha matado a mucha gente por lo de Paracuellos. Hay quienes dicen que habría que sustanciar las responsabilidades de ambos bandos, que en ambos bandos se cometieron barbaridades. Y es verdad, aunque cuantitativamente en el campo franquista son mucho mayores y lo que es más grave, la mayoría se produjeron cuando ya habían ganado la guerra. Los que dicen eso se olvidan de que en tiempos de Franco, las responsabilidades por las atrocidades de los republicanos fueron juzgadas y han sido fusilados centenares de republicanos. ¿Es que a los republicanos hay que juzgarlos y condenarlos dos veces?

mardi 28 octobre 2008

Quand les Anglais se faisait battre par des Espagnols commandés par un Français




La rubrique des faits divers a rendu compte de la découverte par des chasseurs de trésors de l’épave de la frégate espagnole Mercedes d’où ils ont remonté une importante quantité de pièces d’argent frappées au Pérou. Ce vaisseau a sombré en octobre 1804, en pleine paix, au cours d’une bataille navale survenue avec une escadre britannique. Nul ne se souvient que cet affrontement oublié s’inscrit dans le contexte d’un « grand dessein » entretenu par les Anglais tout au long du XVIIIe siècle, celui de s’emparer de l’Amérique espagnole et de ses trésors. Or cette page de l’histoire européenne demeure largement méconnue.




La dimension de una agresion América del Sur ante la invasion inglesa de 1805-1807
José Luis Speroni
Edivem, 160 p., Buenos Aires 2004. Première édition : Circulo militar 1983.


Le « Grand Dessein » introuvable

Après avoir grappillé les Antilles au xviie siècle et chassé les Espagnols des territoires au nord de la Floride, les Anglais ont nourri tout au long du xviiie siècle (du traité d’Utrecht en 1713 à la révolte espagnole contre Napoléon en 1808), un « Grand Dessein », celui de s’emparer des possessions espagnoles sur le continent américain.

Poursuivant ce but, génération après génération, des hommes politiques britanniques, mais aussi des entrepreneurs, des aventuriers, des marins et des soldats, ont multiplié les plans pour conquérir ce qui leur semblait un eldorado à la portée des ambitions insulaires.

La faiblesse proverbiale des défenses locales, la maîtrise des mers par la Royal Navy, la puissance des moyens militaires mis en œuvre par Londres, tout annonçait une victoire finale des Anglais. Pourtant, chacune des tentatives se révélera un échec douloureux, de l’assaut de Carthagène des Indes en 1741 par l’invincible armada de l’amiral Vernon aux attaques de Buenos Aires en 1806 et 1807.



Jacques de Liniers, le héros de la défense de Buenos Aires.

Ces événements marquants de l’histoire sont largement méconnus, sinon ignorés, tant en Europe qu’aux Etats-Unis. Ce paradoxe s’explique par le fait que les historiens anglais rechignent plus que toute nation à traiter des sujets peu flatteurs pour le sort de leurs armes navales. Le cas de ces opérations anglaises contre les territoires ultramarins de la couronne espagnole sur la « Terre ferme » illustre précisément cette attitude.

Une étude – non exhaustive – de la bibliographie disponible, révèle qu’en deux siècles, un seul ouvrage grand-public a été publié en anglais sur l’attaque de Buenos Aires (1) et une seule étude universitaire sur l’attaque de Carthagène (2). De manière plus générale, les travaux sur la politique anglaise à l’égard de l’Amérique espagnole au xviiie siècle sont peu nombreux et, la plupart, abordent le sujet par le biais plus flatteur de l’aide apportée aux indépendantistes hispano-américains. En règle générale, l’étude des ambitions impérialistes britanniques faillies est négligée et contraste avec l’abondance des travaux consacrés aux succès de la Royal Navy.


Carthagène des Indes, ville prise par les Français mais que les Anglais n'ont pas réussi à prendre en dépit d'une supériorité militaire écrasante.


Faute d’un réel débat historiographique, il est facile aux historiens militaires comme John Fortescue de critiquer très sévèrement les opérations contre le continent américain et de rejeter la responsabilité de leur échec sur des politiciens incompétents qui imposent à l’armée et à la marine des plans irréalisables, concoctés dans la tranquillité des cabinets ministériels. Pourtant, ces projets méritent mieux que des jugements lapidaires.

De leur côté, les Sud-Américains étudient ces sujets en fonction du contexte local et leurs travaux reflètent le manque de moyens qui les affecte et, souvent, ne respectent guère les canons de l’histoire universitaire. Les Colombiens sont d’une grande discrétion en ce qui concerne l’attaque de Vernon car cet épisode s’inscrit pleinement dans la période espagnole de leur histoire. En revanche, les historiens argentins ont beaucoup publié sur les expéditions contre le Rio de la Plata. Cette différence s’explique par le rôle déclencheur qu’ont joué ces invasions dans la rupture ultérieure de leurs liens avec la Métropole. Malheureusement, leurs travaux privilégient un angle exclusivement national et reposent le plus souvent sur des sources secondaires.

Pour mieux cerner la réalité de ce « Grand Dessein » introuvable, intéressons-nous à la Dimension de una agresion, America del Sur ante la Invasion inglesa de 1805-1807 de José Luis Speroni et de la compléter par la brève étude de l’historien australien Robert J. King, « An Australian perspective on the English invasions of the Rio de la Plata in 1806 and 1807 », un des rares travaux consacrés aux différents plans britanniques d’invasion de l’Amérique espagnole.



Une invasion fondatrice d’une jeune république

L’ouvrage de José Luis Speroni est la version remaniée de la thèse en sciences politiques, soutenue en 1981 par l’alors jeune officier de marine, doctorant à l’université John F. Kennedy de Buenos Aires. Quelques mois plus tard, son sujet allait trouver une soudaine actualité avec le déclenchement de la guerre des Malouines, quand la possession de ces îles australes fera l’objet d’une courte mais intense guerre, gagnée cette fois par les Britanniques.


La légende de la photo de cette tombe d'un pilote de Pucara, publiée en 1982 en Argentine pendant la guerre des Malouines, fait une référence explicite aux troupes ayant repoussé les Anglais en 1806.

Cette thèse illustre bien la différence de perspective qui sépare les historiens européens de ceux des pays neufs. Pour les premiers, l’histoire de l’outre-mer est, le plus souvent, un scénario secondaire par rapport aux événements qui se déroulent dans l’hémisphère nord. À l’inverse, pour un Argentin, la question des Malouines et, plus généralement, la politique anglaise à l’égard des possessions espagnoles, est un des éléments fondateurs de l’historiographie nationale.

En Argentine, il est important de démontrer que les opérations contre Buenos Aires relèvent d’une ambition coloniale classique (dont la dimension de rapine n’est pas absente) et non pas d’un vaste et généreux dessein de libération du continent de l’emprise de la Métropole comme ont cherché à le démontrer les historiens anglais au XIXe siècle. Dans ce contexte, le ton belligérant du prologue d’Enrique de Gandia se comprend mieux : « (…) tous les Hispano-Américains doivent savoir que l’Angleterre fut l’ennemi principal du continent américain ».

J. L. Speroni s’efforce néanmoins de sortir de l’approche exclusivement localiste de ses compatriotes pour analyser le cadre géopolitique plus général dans lequel s’insère le conflit. L’auteur cherche à démontrer que l’attaque du Rio de la Plata en 1806 et en 1807 n’est pas une action isolée, née de l’initiative d’un chef d’escadre désœuvré. Bien au contraire, cette invasion s’inscrit bien dans la préoccupation britannique de s’emparer des possessions espagnoles en Amérique avec le double but d’ouvrir ces territoires à leur commerce, en les contrôlant directement ou indirectement, et d’affaiblir la France en la privant d’un allié indispensable.
Il est frappant de lire les promoteurs des plans d’attaque contre les possessions espagnoles et de noter que l’Espagne n’est perçue comme une menace que dans la mesure où elle renforce la France, l’ennemi principal de l’Angleterre. A titre d’exemple, un rapport remis au premier ministre anglais Pitt souligne en 1804 que sur les vingt millions de livres annuelles que représente le commerce entre la péninsule et ses possessions ultramarines, les deux-tiers finissent dans des coffres français. Enfin, le texte rappelle l’appui que peut fournir l’Armada à la Marine française dans l’hypothèse d’une guerre entre les monarchies de la maison de Bourbon et l’Angleterre. Or la marine espagnole ne serait plus un danger si les possessions américaines tombaient dans l’escarcelle britannique.

L’expansion de la puissance maritime anglaise

Avec bons sens, José Luis Speroni plante le décor en rappelant les origines de la prépondérance maritime anglaise. Restreinte dans sa capacité à conduire des alliances matrimoniales en raison de la rupture avec Rome décidée par Henri VIII, limitée dans ses possibilités d’élargissement territorial sur le continent par la faiblesse de sa base démographique et par l’absence de tête de pont, l’expansion outre-mer est le meilleur choix qui s’offre à la couronne anglaise. Autre facteur rappelé par l’auteur, le Navigation Act de 1651 va puissamment encourager le développement d’une flotte marchande qui à son tour sera un aiguillon permanent pour encourager la couronne à favoriser les intérêts du commerce maritime britannique.

L’ascension de l’Angleterre, l’usure de la suprématie espagnole, vont progressivement se traduire par des gains territoriaux, non seulement dans les territoires vierges de l’Amérique du nord, mais aussi dans les Antilles. Ces conquêtes seront finalement acceptées par les Espagnols par le traité de Madrid en 1670 reconnaissant la liberté des mers et la possession par les Anglais de territoires espagnols occupés dans les Caraïbes.

L’auteur considère que ce traité marque le début de la prépondérance anglaise sur l’Espagne et ses possessions. Cette analyse privilégie le point de vue britannique et le rapport des forces mérité d’être un peu plus nuancé. Certes, l’Espagne prend acte qu’elle n’est plus l’acteur unique dans les possessions des Caraïbes et l’utilisation rationnelle de ses ressources en hommes et en navires conduit ce pays à abandonner des territoires marginaux et déjà pris par les Anglais comme la Jamaïque dès 1655. Mais l’Espagne demeure encore l’acteur principal dans la région.
L’occupation d’îles dans l’arc Caraïbe ne peut satisfaire longtemps la couronne britannique. L’installation de colonies le long de la côte est des futurs Etats-Unis n’offre pas des perspectives aussi alléchantes que les possessions espagnoles lesquelles produisent d’importantes quantités de métaux précieux, principalement de l’argent.

La tentation est forte pour Londres de s’emparer de ces trésors. Comme le souligne l’auteur, voilà pourquoi à partir de 1713, les Anglais étudient divers scénarios d’implantation sur le continent sud-américain et, déjà au temps de la reine Anne, le Rio de la Plata est cité pour la première fois comme objectif par les Anglais pour une cible possible.

Une première expédition frustrée

La première tentative pour s’emparer des territoires espagnols de « Terre ferme » a lieu de 1739 à 1748 quand les Anglais déclarent la guerre à l’Espagne à la suite d’un prétendu incident vieux de huit ans entre un contrebandier britannique et un navire espagnol. En mars 1741, les Anglais déclenchent la plus importante opération combinée jamais organisée dans l’histoire européenne. L’amiral Vernon avec une flotte de 180 navires et près de trente mille hommes se lance à l’assaut de Carthagène des Indes dans l’espoir, non seulement de s’emparer des trésors de la ville (en renouvelant l’exploit du français de Pointis en 1697), mais surtout d’entreprendre la conquête des possessions continentales de l’Espagne en Amérique. La défense acharnée des Espagnols commandés par don Blas de Lezo et les maladies tropicales vont transformer cette expédition en désastre, sauvant l’empire espagnol de la rapacité anglaise.

Pour s’y retrouver dans l’écheveau des plans et des tentatives anglaises, pas assez bien démêlé par J. L. Speroni, il convient de faire appel à l’historien australien Robert J. King qui est l’auteur de la seule étude anglophone récente centrée sur les projets d’attaque anglais contre l’Amérique (conférence lue aux Primeras Jornadas Internacionales de Historia Naval y Maritima, Buenos Aires, 8-10 novembre 2000). A la différence des historiens insulaires qui évitent ce sujet, King s’y intéresse en raison du rôle crucial qu’ont joué ces plans d’attaque dans l’implantation britannique en Australie. Nous verrons que, sans la nécessité d’une escale sur la route trans-Pacifique vers le Chili, Port-Jackson (Sydney) aurait probablement été fondé bien plus tard.
King nous apprend que la guerre d’Indépendance américaine est la première opportunité de mettre au goût du jour les plans d’attaque mis en sommeil depuis l’échec de l’amiral Vernon. Le mirage de l’Eldorado américain n’éblouit pas seulement les hautes sphères du gouvernement, il transforme en va-t-en guerre de paisibles citoyens. Ainsi, après l’entrée en guerre de l’Espagne aux côtés de la France en 1779, John Dalrymple, un aristocrate écossais, soumet au cabinet britannique un plan de conquête largement inspiré par les exploits de son frère William en octobre 1779 au Honduras. Mais le gouvernement ne donne pas suite. Plus tard, les deux frères seront à nouveau mêlés à des aventures américaines.

Très attirés par les trésors mexicains, d’autres personnages aventureux sont allés plus loin que de simples projets. Le colonel Fullarton de Fullarton réussit à convaincre le gouvernement de l’intérêt à s’attaquer à la Nouvelle Espagne. Ayant reçu l’approbation officielle le 3 août 1780, il recrute deux mille hommes lesquels doivent s’embarquer pour Madras, recevoir le renfort de soldats indigènes, et de faire route vers l’Est en suivant la route des galions espagnols pour débarquer à Acapulco.

Ce beau plan n’a pas l’opportunité d’être mis en application en raison de l’entrée en guerre des Pays-Bas en décembre 1780. Les soldats de Fullarton sont détournés de leur destination initiale car le cabinet britannique décide alors d’employer cette force à la prise du Cap, reléguant le volet américain de cette opération à un second temps. Sous le commandement de l’amiral Johnstone, la flotte quitte l’Angleterre le 12 mars 1781 mais elle est interceptée aux îles du Cap-Vert par l’amiral Suffren le 16 avril, ce qui met fin à ses ambitieux projets.



Médailles frappées à Londres pour commémorer la prise de Carthagène. Les Anglais avaient vendu la peau de l'ours ibérique avant de l'avoir tué.

Objectif Buenos Aires

L’échec de Johnstone et son retour en Angleterre en février 1782 n’enterrent pas les projets d’attaque des possessions espagnoles. En juillet de la même année, Thomas Townshend, le nouveau ministre en charge de l’Home Office, trouve sur son bureau un mémorandum de son prédécesseur qui lui indique parmi les priorités : « Expéditions à préparer contre les possessions espagnoles ; trouver une destination pour les forçats, les pontons sont pleins. »
La guerre avec l’Espagne risquant de s’achever rapidement (Yorktown est tombé en octobre 1781), Thomas Townshend, le futur lord Sydney, s’attache à mettre sur pied une expédition plus rapide à exécuter : prendre Buenos Aires. Pour en finaliser les détails, il s’adjoint les conseils d’Arthur Phillip, un officier de marine ayant combattu entre 1775 et 1777 aux côtés des Portugais contre les Espagnols dans les disputes territoriales du Rio de la Plata.

Buenos Aires intéresse les Anglais car la ville ne possède pas un hinterland aussi populeux que les terres mises en valeur depuis plus longtemps de la Nouvelle-Espagne. Ici, les villes sont rares et les moyens de défense insignifiants. En outre, les Anglais possèdent des agents sur place grâce aux accords commerciaux signés entre l’Angleterre et l’Espagne, notamment dans le cadre du commerce des esclaves.

Contrairement aux autres grandes cités espagnoles d’Amérique, Buenos Aires a connu un développement récent qui privilégie l’activité commerciale à l’exploitation des terres. Elle est la nouvelle porte d’entrée pour le commerce à destination du Pérou. Grâce à l’amélioration des transports intérieurs, la position géographique de la ville rend possible une rotation plus rapide vers l’Europe tant des métaux précieux dans un sens que du mercure ou des biens manufacturés dans l’autre.

À partir de cette base, débouché atlantique du Pérou, les Britanniques seraient en mesure d’ouvrir le sud du continent à leur commerce, établir une solide tête de pont militaire et entreprendre la conquête du territoire sans craindre pour leurs arrières. La route d’approche vers cet objectif est sûre car elle longe les côtes du Brésil, une possession du Portugal, puissance alliée de l’Angleterre.

Finalement, un an plus tard, le projet de Thomas Townshend se concrétise. Forte de trois vaisseaux, d’une frégate et de nombreux transports, une escadre fait voile le 16 janvier 1783 sous le commandement du commodore Robert Kingsmill, mais la nouvelle de la fin des hostilités avec l’Espagne interrompt son voyage à Rio de Janeiro et les expéditionnaires rentrent dépités en Angleterre.

Lord Sydney n’oublie pas pour autant les projets d’attaque des possessions espagnoles. Son intérêt est même renouvelé par les dépêches venues des Amériques à la fin de la guerre d’Indépendance américaine, rapportant des révoltes contre le pouvoir espagnol. Des voyageurs venus de l’actuel Venezuela débarquent à Londres avec dans leurs malles des projets d’attaque anglaise contre la Nouvelle-Grenade et de débarquement à Buenos Aires. Ils assurent à leurs protecteurs anglais que les populations américaines sont prêtes à les recevoir à bras ouverts.
L’arrivée à Londres en 1785 de Francisco Miranda, un militaire espagnol de la Nouvelle-Grenade, renvoyé pour mauvaise conduite, aura une importance considérable sur la suite des événements car ce révolutionnaire sera l’aiguillon constant pour maintenir vif l’intérêt des Anglais pour les projets vers les Amériques en leur promettant monts et merveilles.

Une vision géopolitique à long terme

José Luis Speroni met bien en lumière la permanence des ambitions anglaises en Amérique espagnole tout au long du xviiie siècle. Elle aide à comprendre deux facteurs qui ont contribué au succès de cette nation : la continuité politique et une vision précise et globale de ses buts de guerre.

La continuité est patente quand les plans d’invasion se succèdent en s’inspirant les uns des autres et quand les ministres successifs se transmettent les consignes en faisant appel à des hommes bien au fait de la situation humaine et militaire des territoires.

La vision globale des buts de guerre est évidente quand l’effort de colonisation reflète les impératifs stratégiques. L’historien australien Robert J. King montre bien que les motivations pour la fondation de la colonie de la Nouvelle Galles du sud ne se limitent pas à trouver une destination aux condamnés s’entassant dans les pontons comme Thomas Townshend l’avait découvert en prenant ses fonctions au Home Office. Londres peut frapper d’une pierre deux coups en y implantant également une escale sur la route d’attaque de la côte pacifique de l’Amérique Espagnole.

Ainsi, dans le mémorandum soumis au gouvernement britannique plaidant pour la création d’une colonie, le promoteur John Call rappelle les plans antérieurs pour débarquer au Chili et affirme qu’une colonie dans le sud de la future Australie se révélerait un atout considérable pour une attaque de l’Amérique espagnole.

L’opinion publique anglaise n’ignore rien de ces considérations géopolitiques. Robert J. King cite l’extrait en date du 13 octobre 1786 du The Daily Universal Register, un quotidien londonien :

« La Nouvelle Galles du sud (…) se situe à un mois de mer du Cap, à moins d’un mois de Batavia et à deux semaines de Nouvelle-Zélande où abonde le bois et où un simple tronc est bien trop grand pour la mâture d’un vaisseau de premier rang. Quand cette colonie sera établie, si nous devons nous trouver à nouveau en guerre avec la Hollande, ou l’Espagne, nous pouvons puissamment affecter les deux puissances à partir de cette nouvelle installation. Nous pourrions, avec une grande sûreté, lancer des expéditions navales contre Java et d’autres colonies hollandaises ou envahir les côtes de l’Amérique espagnole et intercepter les galions de Manille. »


Des buts de guerre connus de tous

Il semble si évident aux Anglais que la conquête de l’Amérique espagnole est un de leurs buts de guerre qu’ils ne s’en cachent même pas. Plusieurs livres publiés après la guerre d’Indépendance américaine étudient les moyens d’atteindre ce but. Non seulement ils sont lus par les Anglais intéressés par la chose publique, mais aussi par… les Espagnols.

Prenons l’ouvrage publié en 1788 par sir John Dalrymple Memoirs of Great Britain and Ireland dans lequel on trouve in extenso les plans d’attaque des possessions espagnoles qu’il a soumis au gouvernement de lord North en 1779.
L’auteur a fait publier ce manuscrit dans l’hypothèse d’une nouvelle guerre avec la France et l’Espagne à l’occasion de la guerre civile aux Pays-Bas. Il ne fait pas mystère de ses motifs :

« Si la guerre devait survenir, j’ai imaginé que certains des papiers que j’avais écrits, désignant certains points faibles des monarchies française et espagnole dont l’Angleterre pouvait se prévaloir dans le cours de la guerre… On les trouve principalement dans les notes et dans les annexes, et je les considère comme la meilleure partie de l’ouvrage car la plus utile. »

Sir John Dalrymple insiste beaucoup sur la prise en considération des facteurs géographiques au moment d’étudier les attaques. La route qui semble la plus directe, par le cap Horn, n’est ouverte que deux mois par an, en décembre et en janvier, au cœur de l‘été austral. Pour qu’une escadre comportant un grand nombre de navires de transport puisse profiter de cette fenêtre d’opportunité, elle doit quitter les eaux européennes au plus tard en septembre.

En lisant le plan de Dalrymple, il est frappant de constater la rapidité à laquelle les plus récentes découvertes ramenées des voyages de découvertes (comme ceux de James Cook en 1768-1771, 72-75 et 76-79), sont analysées interprétées et intégrées dans les plans stratégiques de la couronne britannique.

Pour ne pas dépendre de la belle saison australe, Dalrymple propose une route novatrice : attaquer par surprise la côte pacifique de l’empire espagnol, son flanc le plus vulnérable, en doublant le cap de Bonne-Espérance, puis faire route vers la colonie de la Nouvelle Galles du Sud, relâcher à Port Jackson (Sydney) et, de là, se laisser porter en douceur par les vents dominants vers le Chili. Il suggère également d’embarquer en parallèle des troupes indigènes aux Indes, occuper les Philippines et poursuivre vers Acapulco par la route traditionnelle du galion de Manille.

Les suggestions de John Dalrymple, tout comme celles de la presse, n’échappent pas à Bernardo del Campo, ambassadeur de Madrid à Londres, qui écrit à son ministre, le comte Florida Blanca, en lui traduisant les passages les plus intéressants du livre. Il ajoute le commentaire suivant :

« après avoir lu avec attention ces projets, je suis convaincu qu’ils étaient en mesure de réussir en nous infligeant d’importants dommages, et que dans l’hypothèse d’une nouvelle guerre, ils feraient de même ».

Ce renseignement est corroboré par le vice-roi du Mexique lequel prévient la même année des risques que fait peser sur son territoire l’implantation anglaise en Nouvelle Galles du Sud.

En revanche, l’ambassadeur se trompe en concluant que le gouvernement britannique n’a pas accordé à ces propositions l’importance qu’elles méritent. Dans ses souvenirs, William Knox, un membre du gouvernement de North, affirme qu’au contraire, ces plans ont fait l’objet d’études détaillées. Knox était si convaincu de leurs chances de succès qu’il avait sollicité de devenir le premier vice-roi britannique du Pérou et du Mexique.

Une nouvelle opportunité frustrée

Quelques mois plus tard, en juillet 1789, des navires espagnols arraisonnent deux bâtiments anglais à Nootka, dans l’actuelle Colombie britannique, et déclenchent une grave querelle entre Madrid et Londres sur l’accès au commerce des fourrures dans cette région de la côte nord-ouest du continent américain.

Pour imposer ce qu’il considère être ses droits, le gouvernement britannique prépare une première expédition laquelle doit assurer la présence du drapeau britannique. Il est prévu qu’elle emprunte la nouvelle route des invasions : le cap de Bonne-Espérance, la Nouvelle Galles du sud, puis la côte nord-américaine, en s’inspirant du troisième voyage de James Cook en 1779.
La crise s’envenimant, à partir de mai 1790, le gouvernement sort des tiroirs les plans des attaques envisagées par le passé. Dans le cas où les fonctionnaires du War Office les auraient oubliés, la presse se charge de les rappeler. Pour le plus grand bonheur de l’ambassade d’Espagne, le Whitehall Evening Post et The Gazetteer détaillent les plans d’attaque de Fullarton et de Johnstone.

Home Riggs Popham.

Le gouvernement britannique n’a nul besoin de la piqûre de rappel des médias. Sous la direction du secrétaire d’Etat William Grenville, le général Archibald Campbell est mis à la tête des opérations contre l’Amérique espagnole. Il est assisté par William Dalrymple, fin connaisseur du territoire adverse (et dont le frère John est un infatigable promoteur de ces expéditions) et par Home Riggs Popham, un officier en disponibilité ayant une expérience considérable des affaires indiennes. Ce dernier point a toute son importance car une partie des forces doit être prélevée aux Indes.

Le plan soumis au premier ministre Pitt en juillet 1790 est d’une grande simplicité dans son principe, mais complexe dans sa réalisation. Une armée venue des Indes s’emparerait des Philippines ; une autre, en provenance de la Nouvelle Galles du Sud débarquerait à Panama à la rencontre d’une expédition venue de la Jamaïque, coupant ainsi l’Amérique espagnole en deux. La suite des opérations serait décidée en fonction de la situation locale. Enfin, une troisième attaque, venue d’Europe, occuperait le Rio de la Plata.

Les différents rapports qui s’entassent sur le bureau de Pitt en cet été 1790 insistent tous sur les avantages considérables d’une conquête qui semble assurée et qui ne nécessite que des moyens limités ou des troupes sans emploi sur le théâtre d’opérations européen.

Ces perspectives sont bien plus attrayantes qu’un débarquement en Espagne ou qu’une attaque à travers le Portugal, expéditions qui, pour réussir, devraient mobiliser des moyens humains considérables avec le risque d’entraîner la France dans le conflit.

Toutefois, ni l’Espagne ni l’Angleterre n’ont intérêt à entrer en guerre car leur attention est toute tournée vers les affaires européennes et les deux puissances signent un accord à Madrid le 28 octobre, résolvant la dispute sur le détroit de Nootka pour la plus grande déception des hommes ayant travaillé dur à la préparation des plans d’invasion de la Terre ferme.

La paix d’Amiens arrive trop tôt

Entraînée par la France, l’Espagne se trouve à nouveau en guerre avec le Royaume-Uni à la fin de 1796. Une nouvelle fois les plans d’attaque ressortent des tiroirs. Le Major-General Sir James Craig, ayant participé à l’élaboration de ceux préparés en 1790, est nommé à la tête d’une expédition en vue de l’attaque du Chili qui prélèverait au passage des troupes, des forçats – utilisés comme travailleurs – et des provisions à Port Jackson (Sydney).

En parallèle, une expédition convoyant trois régiments serait en partance pour le Rio de la Plata. Mais au début de 1797, un rapport de forces défavorable en Europe et l’engagement massif des Britanniques aux Antilles reportent la mise en œuvre de ces plans.

En juillet 1798, en décembre 1799 et en mars 1801, les autorités britanniques sont relancées en vue d’une attaque du Chili et du Pérou, toujours par la route trans-Pacifique. Cette fois, apparaît plus clairement dans l’énoncé des motifs, la nécessité de frapper la France en affaiblissant son allié espagnol. La paix d’Amiens est signée sans qu’aucune de ces propositions ne retienne l’intérêt du gouvernement.

Sir Home Popham entre en scène

En vue de la probable reprise de la guerre avec l’Espagne (de facto en octobre 1804 et de jure à partir de décembre), Home Popham, un des officiers impliqués dans la préparation des plans de 1790, 1796 et 1797, soumet le 14 octobre 1804 au premier ministre Pitt un projet d’attaque des possessions espagnoles qui intègre les acquis des différentes études antérieures.
Un extrait de ce mémorandum a été cité par l’historien Robert J. King à partir de la version publiée dans l’American Historical Review :

« Le prochain point à partir de l’Europe devrait être très certainement Buenos Aires. Pour remplir cette mission il serait nécessaire d’embarquer une force de trois cents hommes. Ensuite, en ce qui concerne l’océan Pacifique, je considère deux points de débarquement comme suffisants, un seul pourrait même suffire mais si deux pouvaient l’être, cela aurait beaucoup d’impact sur les gens au sud de Buenos Aires. Je veux parler de la côte du Chili et plus précisément de Valparaiso. Et si on pouvait se contenter pour cela de troupes prélevées dans la Nouvelle Galles du sud, ce serait parfait. Toutefois, le gros de nos efforts dans le Pacifique devrait venir des Indes et consister en quatre mille cipayes plus quelques Européens et se diriger vers Panama, le point de concentration de toutes nos forces. »






Projets comparés d'attaque à l'Amérique espagnole en 1804 et 1805-1807.

Pour les Anglais, ces opérations sont tout bénéfice car elles ne mobilisent que des effectifs peu importants et des forces navales de second ordre, par exemple des vaisseaux de 64 canons qui ne sont pas indispensables sur le théâtre des opérations européen ou aux Antilles. Quant aux navires de transport, ils sont facilement disponibles en raison du marasme du commerce.
Quelques jours plus tard, le 26 octobre, William Jacob, un marchand londonien, remet au premier ministre un plan pour l’occupation de l’Amérique espagnole pour y encourager l’émergence de nouvelles républiques alliées du Royaume-Uni. Un des aspects intéressants est qu’il préconise outre l’habituelle attaque de Valparaiso, l’occupation de l’île de Chiloé, beaucoup plus au sud. Ce territoire, très fertile et couvert d’épaisses forêts, offre ainsi tout ce dont une importante flotte peut avoir besoin pour se remettre d’une longue navigation. Cette suggestion inédite témoigne d’une bonne connaissance du terrain par l’auteur du rapport.

En décembre, Popham est nommé commandant du Diadem, un vaisseau de troisième rang, lancé en 1782 et embarquant 64 canons et 485 hommes d’équipage. Selon les minutes de son procès, il est convaincu que cette nomination annonce l’organisation d’une expédition répondant aux attentes du mémorandum remis à Pitt en octobre.

Malheureusement pour lui, ce n’est pas vers Buenos Aires que se dirige son expédition, mais à nouveau vers la colonie du Cap. Les circonstances de la guerre sur le Continent rendent enfin possible la prise de ce territoire si convoité.


José Luis Speroni.


Vers Buenos Aires

Selon José Luis Speroni, la prise du Cap est un objectif accessoire car les Anglais auraient mis sur pied, dès la déclaration de guerre, trois expéditions. La première avec 2 000 hommes se dirigerait vers l’Orénoque, la deuxième avec 3 000 hommes, vers le Rio de la Plata et une troisième, à partir de l’Inde et de la Nouvelle Galles du sud, avec 4 000 à 5 000 hommes vers la côte pacifique de l’Amérique. S’il est vrai que de tels plans s’entassent dans les tiroirs ministériels, rien ne permet à la lecture de l’ouvrage de Speroni ou de l’étude de Robert J. King, de supposer qu’ils aient été adoptés par le cabinet avant le départ de Popham pour le Cap.
Le 29 août 1805, l’expédition commandée par sir Home Popham quitte les îles britanniques avec pour premier objectif la prise de la colonie du Cap puis, selon l’hypothèse de Speroni, pour envahir le Rio de la Plata quand les circonstances le permettraient.

Deux mois plus tard, l’expédition arrive pour se rafraîchir à Bahia d’où part une frégate en reconnaissance vers le Rio de la Plata, ce qui lui avait été expressément demandé par l’Amirauté dans le dessein de recueillir des renseignements afin « qu’il soit prêt pour toute opération entreprise contre cette colonie ».

Le 19 janvier 1806, les Anglais occupent le Cap et, au cours des premiers mois de 1806, Popham comprend à la lecture des nouvelles reçues d’Europe que les conditions politiques qui interdisaient l’opération contre Buenos Aires n’existent plus. La victoire de Trafalgar écarte toute menace française contre le Cap et celle des Français à Austerlitz renforce leur emprise sur l’Espagne, plus besoin donc de cajoler la Cour de Madrid.

Le 28 mars 1806 un négrier américain arrive au Cap en provenance de Buenos Aires en apportant une information capitale, fournie par les contacts britanniques : la présence en ville d’un important trésor en espèces. Ce renseignement, ainsi que ceux rapportés par la frégate envoyée en reconnaissance à Buenos Aires, décident Popham à reprendre la mer de son propre chef le 14 avril en direction du Rio de la Plata via Sainte-Hélène. Le 25 juin, les Anglais débarquent à Quilmes, à côté de Buenos Aires, avec seulement 1641 hommes et, deux jours plus tard, la ville tombe. Le 2 juillet, les listes des personnalités appelées à occuper des fonctions civiles sont prêtes, ce qui prouve bien selon Speroni que Popham avait bien préparé son arrivée.
Sans entrer dans le détail des opérations militaires, Speroni consacre quelques à pages à combattre l’idée que l’action de Popham n’était qu’une initiative personnelle, permise aux chefs d’expédition lointaine par les usages du temps. La réaction positive des autorités anglaises aux courriers justificatifs envoyés par Popham à son départ du Cap est pour lui la confirmation que l’opération vers Buenos Aires était bien dans ses ordres avant de partir pour Le Cap. Or cet auteur fait reposer toute sa démonstration sur la seule manifestation d’appui que constitue la visite à son bord du roi George III avant le départ de l’expédition ! C’est bien mince pour emporter la conviction du lecteur.


La fascination de l'or de Buenos Aires caricaturée à Londres.

Au cours de son procès, Popham n’a aucun mal à démontrer que son départ du Cap n’a pas mis ce territoire en danger dans la mesure où la menace navale française avait disparu à Trafalgar. Ses juges savent également que son initiative s’inscrit dans la droite ligne des buts de guerre traditionnels de la nation anglaise et des projets du Cabinet. Enfin, Popham avait réussi à s’emparer du trésor conservé à Buenos Aires et l’échec de l’expédition ne lui était pas imputable directement mais plutôt au commandant des troupes à terre. Sir Home Popham s’en tirera avec un simple blâme.


Le « Grand Dessein » enfin mis en pratique

Dès l’arrivée en juin 1806 des lettres de Popham expédiées du Cap puis de Sainte-Hélène où il annonce et justifie son intention d’attaquer le Rio de la Plata, le gouvernement britannique a immédiatement préparé une expédition pour lui envoyer trois mille hommes de renfort sous le commandement du brigadier Samuel Auchmuty, mais les impératifs de la situation au Portugal conduisent à conserver cette force en Europe dans l’éventualité d’un renforcement du contingent anglais dans ce pays.

William Carr Bresford, premier occupant de Buenos Aires.

Tout change quand l’opinion publique s’enflamme en apprenant en septembre 1806 la capture de Buenos Aires et en voyant dans les rues de Londres passer les charrettes chargées du trésor du Rio de la Plata. Dans l’urgence, les troupes d’Auchmuty changent à nouveau de destination et font voile le 9 octobre pour l’Atlantique sud où elles vont retrouver deux mille soldats envoyés entre-temps en renfort depuis le Cap.

La nouvelle que Buenos Aires est ouvert au commerce anglais déclenche une énorme opération spéculative. Dans tout le Royaume, des marchands privés de débouchés continentaux affrètent des navires et les chargent de marchandises à destination du Rio de la Plata. Ils seront bien déçus.

Ces succès sud-américains ont une profonde influence sur le cabinet britannique, notamment sur le ministre de la Guerre et des Colonies William Windham qui abandonne la politique de relative prudence du gouvernement à l’égard des possessions espagnoles et s’entoure des conseils des hommes ayant participé à la préparation des plans antérieurs, dont sir John Dalrymple. Le résultat de ces fiévreuses cogitations est un plan d’invasion particulièrement aventureux.

Séduit par les propositions de Windham, le cabinet autorise le départ urgent d’une expédition destinée à attaquer le Chili car l’itinéraire trans-Pacifique requiert de longs mois de navigation. Sous le commandement du général Craufurd, une importante force terrestre de quatre mille hommes quitte l’Angleterre le 12 novembre 1806. Elle sera escortée à partir du Cap par quatre vaisseaux accompagnés de navires d’éclairage et de liaison sous les ordres de l’amiral Murray.

En raison de l’importance des enjeux et de la complexité de ces opérations combinées à l’échelle du globe, le général Arthur Wellesley, le futur duc de Wellington, est chargé d’étudier et de concevoir le plan final dans lequel vont s’intégrer l’expédition déjà en mer du général Craufurd et les forces déjà sur place à Buenos Aires.



Un épisode de la résistance espagnole aux invasions anglaises.


Le moment est opportun. Depuis la victoire de Napoléon à Austerlitz, les possibilités britanniques d’action sur le Continent sont limitées. Or, grâce à la maîtrise des mers, l’envoi de forces sur les théâtres d’opérations ultramarins peut se révéler des plus payants en permettant la capture de vastes territoires riches et prospères.

S’appuyant sur une documentation considérable, Wellington soumet au gouvernement plusieurs mémorandums. La lecture de ces documents, publiés dans l’édition des papiers du duc de Wellington (1858-1872), étonne par le souci du détail et par la prise en compte de renseignements très précis quant à la géographie, le climat et les moyens de transport des pays à conquérir.

Parmi les sources d’information à la disposition de Wellington figurent les nombreux Britanniques ayant parcouru l’Amérique dans le but de recueillir des renseignements de toute nature. Un des plus intéressants est le cas de Robert Hodgson, arrêté par les Espagnols à Panama en 1783 avec en sa possession une importante documentation sur les territoires qu’il avait visité et notamment la définition de Buenos Aires comme « la clef de l’Amérique du sud », une ville dont la croissance et la vigueur commerciale étaient étonnantes. À cette époque, avec 45 000 habitants, elle représentait la moitié de New York.

Le 23 décembre 1806, pour la plus grande contrariété du cabinet de lord Grenville – qui a succédé à William Pitt le 11 février de la même année –, arrive à Londres la nouvelle de la reprise de Buenos Aires par les Espagnols. De toute urgence, un navire rapide est envoyé au Cap pour rattraper Craufurd et le détourner vers le Rio de la Plata afin de renforcer les effectifs s’y trouvant déjà.

En mars 1807, un nouveau commandant en chef est nommé. Le général Whitelocke est expédié au Rio de la Plata pour prendre en charge l’armée européenne la plus importante jamais rassemblée dans l’hémisphère sud.

Le 28 juin, complétés par les effectifs du général Craufurd, près de dix mille hommes débarquent à Ensenada pour prendre Buenos Aires. La marche triomphale tant attendue se transforme en défaite inattendue et Whitelocke capitule le 7 juillet 1807. Les derniers Anglais quittent le Rio de la Plata en septembre 1807.

La fin du « Grand Dessein »

Tant Speroni que King reprennent à leur compte l’explication habituelle de l’échec anglais à Buenos Aires : le refus de concéder l’indépendance aux habitants ce qui aurait été le seul moyen de se concilier leur appui. Cette hypothèse semble un peu anachronique et reprend, sans suffisamment d’esprit critique, la version privilégiée par les auteurs argentins au XIXe siècle, toujours soucieux de renforcer les fondations de la jeune république australe.

Il est néanmoins exact que, si le gouvernement britannique a mis en œuvre ses efforts militaires en suivant les avis des hommes les plus compétents, il a en revanche repoussé le volet politique de dossiers qui lui avaient été soumis par sir Home Popham ou le marchand William Jacob. Au lieu d’encourager la naissance de républiques indépendantes de la métropole, les instructions du gouvernement Grenville aux militaires envoyés dans le Rio de la Plata stipulent bien au contraire : « ne rien faire qui puisse encourager une quelconque révolte ou insurrection ou bien encore tout changement autre que de placer ces territoires sous la protection du gouvernement britannique ».

Si Speroni critique cette attitude, en apparence paradoxale, du gouvernement britannique, seul Robert J. King avance quelques explications. Il est probable que le cabinet ait pesé le pour et le contre avant de rédiger ces instructions qui ne laissent guère de place à l’initiative de ses commandants sur place. On pourrait, par exemple, avancer l’hypothèse que promouvoir un type de conquête « révolutionnaire » en Amérique serait mal perçu par ses alliés potentiels sur le Continent, des régimes tout aussi absolutistes que la monarchie espagnole. Enfin, la génération au pouvoir en Angleterre à ce moment abhorre plus que tout la démocratie et le jacobinisme, et sachant que l’« esprit français » s’est largement répandu dans le continent américain, la crainte du cabinet est que les nouveaux gouvernements ne deviennent à leur tour « démocratiques et révolutionnaires ».

Fait pas assez mis en évidence par José Luis Speroni et Robert J. King, l’échec de l’expédition au Rio de la Plata ne met pas un terme aux ambitions britanniques. Le plan conçu par le général Wellesley reste d’actualité et la concentration de troupes destinées à attaquer soit le Mexique soit la Nouvelle-Grenade se poursuit en Irlande. Il est vraisemblable, mais les auteurs ne le précisent pas, qu’une nouvelle expédition est en préparation également pour remplacer celle de Craufurd, perdue corps et biens à Buenos Aires.

Le coup fatal aux ambitions britanniques en Amérique est porté par Napoléon lui-même lorsqu’en avril 1808 il exile le roi d’Espagne en France pour finalement mettre à sa place son frère Joseph. La révolte du peuple de Madrid le 2 mai 1808 donne le signal d’un soulèvement qui se répand dans toute la péninsule. Après quelques hésitations, le gouvernement britannique ne tarde pas à profiter de cette aubaine et le général Wellington reçoit l’ordre d’abandonner ses plans ultramarins pour se diriger vers l’Espagne. L’ennemi à dépouiller s’est transformé en allié à secourir. Au cours de ces campagnes ibériques, les vaincus de Buenos Aires retrouveront à leurs côtés certains de leurs anciens adversaires.

C’est la fin définitive des plans d’expansion militaire des Anglais en Amérique espagnole. A l’exception des Malouines, occupées manu militari en 1833, les Britanniques vont se contenter d’une stratégie de contrôle indirect qui va brillamment réussir et permettre au Royaume-Uni de jouer un rôle déterminant dans l’économie du sud du continent, avant de céder progressivement la place aux Etats-Unis après la Première Guerre mondiale. Paradoxalement, l’Argentine est le pays où l’emprise britannique sera la plus forte et la plus durable. Les liens humains tissés durant les années 1806-1807 y auront contribué grandement.

L’auteur réussit-il à démontrer sa thèse ?

Le grand avantage de l’ouvrage de J. L. Speroni est de replacer l’invasion anglaise au Rio de la Plata dans l’ensemble de la politique britannique à l’égard de l’Amérique espagnole, échappant à l’étroitesse d’esprit de ses prédécesseurs qui traitent cette opération, non seulement dans son contexte régional, mais aussi uniquement sur sa rive sud, ignorant même les épisodes sur la rive nord du Rio de la Plata, notamment à Montevideo.

L’auteur démontre bien que les attaques du Rio de la Plata en 1806 et en 1807 relèvent bien du « Grand Dessein » britannique de s’emparer des possessions continentales américaines de l’Espagne.

En revanche, il ne parvient pas à emporter l’adhésion du lecteur quand il prétend que la décision d’Home Popham de quitter la colonie du Cap pour se lancer à la conquête de Buenos Aires ne relève pas d’une initiative personnelle principalement motivée par l’appât du gain mais d’une décision gouvernementale prise avant son départ. Il est difficile de proposer une hypothèse de cette nature sans examiner soi-même les sources primaires disponibles.


Les points forts

Officier de Marine, José Luis Speroni est bien avisé de présenter au lecteur la carte des vents dans l’Atlantique. Sans comprendre les principes qui font avancer un vaisseau à voiles, les questions logistiques inhérentes à toute invasion demeurent incompréhensibles.


La carte des vents dans l'Atlantique.

Par exemple, il démontre que pour les Anglais les points d’attaque les plus aisés en fonction du système des vents sont la côte nord du continent sud-américain (Colombie et Venezuela) et le Rio de la Plata. De même c’est le régime des vents qui explique que la flotte d’invasion anglaise venue en 1806 du cap de Bonne espérance ait été obligée de remonter vers Sainte Hélène avant de redescendre vers Buenos Aires.

C’est toujours le régime des vents qui explique que les Anglais aient envisagé d’attaquer le Pérou et le Chili par des troupes venues de la Nouvelle Galles du Sud, un itinéraire qu’un contemporain a du mal à comprendre si on ne lui explique pas qu’il était difficile pour les navires antérieurs à 1850 de doubler le cap Horn à la mauvaise saison, surtout d’Est en Ouest. Alors que dans l’autre sens, les vents sont favorables durant une grande partie de l’année. Les navigateurs solitaires le savent bien qui font le tour du monde d’Ouest en Est.

José Luis Speroni insiste sur l’importance du renseignement, une activité dont l’impact pratique, largement mis en lumière par les mémorandums de Wellesley, est insuffisamment pris en compte. Les missions des espions « officiels » sur le théâtre européen sont assez bien documentées, comme ceux qui sont chargés d’espionner l’activité des chantiers navals, tant en Grande-Bretagne qu’en France. En revanche, le réseau d’informateurs anglophiles et les voyages d’espionnage restent à explorer et l’auteur se contente de relever la liste de treize voyages d’espionnage entre 1713 et 1804.

Les points faibles de l’ouvrage

Il est difficile au lecteur ne connaissant pas le contexte général des ambitions anglaises vers l’Amérique espagnole de lire l’ouvrage de José Luis Speroni avec tout le profit qu’il mérite. L’auteur, tout à la dénonciation du noir dessein de la couronne britannique sur l’Amérique espagnole, aurait pu mieux agencer ses informations pour qu’elles plus à la portée par de lecteurs cultivés. En outre, un style relativement obscur ne facilite pas la compréhension. À titre d’exemple, dans le dernier paragraphe du livre, on peut lire une phrase absolument incompréhensible :

« (…) se ha pretendido explorar dentro de este tema un significado abarcativo e integral en el quehacer historiografico latinoamericano, un nexo vital, en un esfuerzo por sustraernos del abigarramiento que nos plantea el estudio de su problematica. »

Cette phrase pourrait, en des termes plus simples, se traduire ainsi : « Pour ne pas se noyer dans les détails, nous avons étudié la question d’un point de vue général ».

L’auteur a manqué de vigilance sur des points mineurs, comme le sort de conspirateurs français contre Napoléon qu’il croit exilés aux Etats-Unis alors qu’ils ont été guillotinés. Il est parfois léger sur des questions plus importantes : il explique le maintien en Angleterre des forces destinées à l’Amérique du sud en juin 1806 par la présence de l’Armée française… à Boulogne ! Il se trompe tout simplement d’un an.

Les auteurs sud-américains, et José Luis Speroni ne fait pas exception, ne font pas beaucoup d’efforts pour se libérer d’une vision trop influencée par un nationalisme anachronique. Avant 1810, il est périlleux de parler de sentiment national dans le cadre des futures nations de l’Amérique espagnole. Dans leur immense majorité, les Créoles se sentent espagnols. Ceux qui sont influencés par les idées des Lumières, par l’exemple de l’indépendance des Etats-Unis puis par celui de la Révolution française sont une minorité, souvent perçus comme des traîtres à la solde des Anglais.

L’auteur esquive un débat fort important de l’histoire navale et qui joue pourtant un rôle-clef dans sa démonstration : le rôle des instructions remises aux chefs d’expédition avant leur départ.

La rédaction de ces instructions est un exercice bien délicat car ils doivent certes indiquer l’objectif principal – par exemple dans ce cas, la prise de la colonie du Cap des Provinces unies –, mais sans interdire à son chef des initiatives heureuses tout en évitant les risques d’aventures inconsidérées.

L’histoire navale est riche d’opportunités où les chefs d’escadre prennent des initiatives très éloignées de leurs instructions, comme l’attaque de Ténérife par l’amiral Jarvis en 1797. Les défenseurs de sir Home Popham ne manqueront pas de relever que Jarvis ne fut pas poursuivi en dépit de l’échec de sa tentative.

Etait-il admis en 1806 qu’un chef d’escadre prenne des libertés avec ces instructions ? Est-il plausible que Popham ait pris de son propre chef la décision d’attaquer Buenos Aires, possibilité que ses instructions ne mentionnaient pas expressément ? Ou bien s’agit-il d’un coup de bluff pour cacher les réelles intentions du Cabinet ? Il est dommage que l’auteur n’ait pas davantage exploré cette question.

Enfin, José Luis Speroni n’insiste pas assez sur le fait qu’un des principaux objectifs poursuivis par l’Angleterre est de priver son principal compétiteur de l’allié lui permettant d’approcher la parité navale.

En coupant les liens entre l’Espagne et ses possessions ultramarines, l’Angleterre obtient la fin de la Marine espagnole, sans l’appui de laquelle, dans le cadre établi par le pacte de famille, la France ne peut compenser la supériorité de la Royal Navy. Or l’Angleterre est bien placée pour se souvenir que la réunion de ces deux marines, aux potentiels certes inégaux, a été l’une des causes de sa perte de la maîtrise de l’Atlantique durant la guerre d’Indépendance américaine.

Des pistes à explorer


La lecture de l’ouvrage de José Luis Speroni suggère au lecteur intéressé par l’histoire navale des pistes de recherches intéressantes. En voici quelques-unes.

Les groupes de pression


Les Anglais qui cherchent à pousser leur pays dans une aventure hispano-américaine sont peu nombreux. Autour d’hommes comme Home Popham ou les frères Dalrymple, ils forment un groupe d’intérêts communs qui perdure dans le temps. Ce lobby informel réunit les informations en provenance des Amériques, les analyse, rédige des rapports et prépare des plans d’attaque, accueille les Espagnols proscrits et sollicite le gouvernement dès qu’il sent que les circonstances lui sont favorables.

Il aurait été intéressant d’appliquer aux personnes impliquées dans la préparation des plans d’attaque et dans le commandement des forces les grilles d’analyse (patronage et compétence) développées par N. A. M. Rodger.

La gestion du renseignement


Les mémorandums du général Wellesley regorgent de renseignements détaillés quant aux conditions de navigation, de météorologie et de circulation dans des territoires peu fréquentés par des Britanniques. Ceci aurait dû inciter les historiens maritimes à s’intéresser davantage à la gestion du renseignement dans le cadre de la préparation de ces plans : par quels mécanismes le renseignement est-il recueilli, analysé et exploité ? De même, il est frappant de constater la rapidité avec laquelle sont recueillies, traitées et exploitées les informations ramenées des voyages d’exploration du Pacifique par James Cook. La mise en place de l’itinéraire trans-Pacifique pour frapper le Chili est très rapide.

Et la Royal Navy ?

Paradoxalement, l’apport de la Royal Navy en règle générale et de l’Amirauté semble secondaire. Le gouvernement réclame un mémorandum à un général de l’Armée de terre (Arthur Wellesley) et non pas à un marin. Une explication à ce rôle en apparence secondaire est la modestie des moyens navals impliqués, quelques vaisseaux de troisième rang, des frégates et des navires de liaison. Quel a été l’apport propre de la Navy à la réflexion structurant ces plans ? Par exemple, qui propose en 1790 le nom de Home Popham pour s’intégrer au groupe de préparation du plan d’attaque ? Est-ce une relation personnelle du « chef de projet » ou une suggestion de l’Amirauté ? Voici des points qui semblent en friche.

Les transports


Un rouage clef du dispositif logistique britannique est totalement négligé, le Transport Board, l’organisme gérant le transport des troupes et du ravitaillement. Quels hommes le dirigeaient ? Comment faisaient-ils pour rassembler les navires de commerces nécessaires ? Quels étaient les contrats ? Quels étaient les calculs d’attrition pour les troupes et les équipages embarqués ? Beaucoup de questions qui ouvrent un champ d’investigation très vaste.

Conclusion

Le sentiment très net de supériorité ressenti par les Anglais à l’égard des Espagnols est probablement une des raisons de l’échec global des entreprises britanniques en Amérique espagnole. Le gouvernement anglais a tendance à extrapoler l’avance britannique dans le domaine maritime à celui des forces terrestres, sans prendre en compte les réels efforts de défense des Bourbons en Amérique à partir de 1760, progrès que leurs informateurs intéressés se gardent bien de mettre en valeur. Comme le remarque l’historien américain Christon I. Archer (3), l’abandon du projet de débarquement au Mexique en 1808 a probablement sauvé le futur duc de Wellington d’un désastre militaire.

Certes, l’échec peu glorieux des armées britanniques aux mains de milices locales mal armées et mal commandées n’a pas encouragé les historiens militaires à approfondir le sujet, mais les historiens maritimes auraient trouvé beaucoup de matière à réflexion dans le processus d’élaboration des plans ou dans les méthodes de projection de forces à des distances peu envisageables une génération plus tôt.



Notes



3 ) « An Australian perspective on the English invasions of the Rio de la Plata in 1806 and 1807 », de Robert J. King, Sabretache, juin 2003 ; un des articles les plus intéressants et les plus complets sur les plans britanniques contre l’Amérique espagnole.

Les Anglais ont mis un terme à deux siècles de silence en publiant un bon ouvrage principalement consacré à la dimension terrestre des opérations.




The Waters of Oblivion

The British Invasion of the Rio de la Plata 1806-1807
Ian Fletcher

Spellmount, 182 p., index, ill., cartes, ISBN 1-86227-342-1.

Comprendre la crise de 2008

Des habitants de Bertincourt qui ne fréquentent pas le bistrot de Ginette.


Nous avons expliqué le mécanisme de base de la crise boursière de 1929 dans le post précédent. Voici une approche humoristique de celle que nous subissions actuellement.


Le système de la Bourse expliqués aux crétins comme nous
Posté dans 16 octobre, 2008 dans Les Riches et les pauvres et les banques.



La crise des subprimes : une explication très simple pour ceux qui essayent encore de comprendre

Alors voilà, Mme Ginette a une buvette à Bertincourt, dans le Pas de Calais. Pour augmenter ses ventes, elle décide de faire crédit à ses fidèles clients, tous alcooliques, presque tous au chômage de longue durée.

Vu qu'elle vend à crédit, Mme Ginette voit augmenter sa fréquentation et, en plus, peut augmenter un peu les prix de base du 'calva' et du ballon de rouge.

Le jeune et dynamique directeur de l'agence bancaire locale, quant à lui, pense que les 'ardoises' du troquet constituent, après tout, des actifs recouvrables, et commence à faire crédit à Mme. Ginette, ayant les dettes des ivrognes comme garantie.

Au siège de la banque, des traders avisés transforment ces actifs recouvrables en CDO, CMO, SICAV, SAMU, OVNI, SOS et autres sigles financiers que nul n'est capable de comprendre.

Ces instruments financiers servent ensuite de levier au marché actionnaire et conduisent, au NYSE, à la City de Londres, au Bourses de Francfort et de Paris, etc., à des opérations de dérivés dont les garanties sont totalement inconnues de tous (c.à.d., les ardoises des ivrognes de Mme Ginette).

Ces 'dérivés' sont alors négociés durant des années comme s'il s'agissait de titres très solides et sérieux sur les marchés financiers de quatre-vingt pays.

Jusqu'au jour où quelqu'un se rend compte que les alcoolos du troquet de Bertincourt n'ont pas un rond pour payer leurs dettes.

La buvette de Mme Ginette fait faillite.

Et le monde entier l'a dans le cul….

Des leçons de la crise de 1929 pour notre temps


The Forgotten Man
Amity Shlaes

A new History of the Great Depression
Perennial/Harper, 472 p., biblio., index, 15,95 USD, ISBN 978-0-06093642-6.

Pour décrire la situation actuelle, R. Jeremy Grantham, directeur d'une société d'investissement américaine ne mâche pas ses mots : « C'est la panique comme dans une crise du XIXe siècle, quand les financiers courent de tous côtés comme des poulets sans tête. Je suis dans les affaires depuis quarante ans et je n'ai jamais vu rien de semblable. »

Les bourses plongent et le monde s'achemine vers une dépression économique qui rappelle expliquent à la télévision les commentateurs affolés celle de 1929. Oui, cette terrible dépression née en Amérique qui a amené Hitler au pouvoir et provoqué indirectement l'holocauste. De quoi faire peur au citoyen moyen qui tremble pour son livret A.

Que faire pour sortir de la crise financière sans pour autant plonger dans la récession ? Tout le monde parle des initiatives de Ben Bernanke, le patron de la réserve fédérale américaine qui a ouvert en grand le robinet des dollars, de Gordon Brown qui a sauvé les banques britanniques de la faillite en les noyant sous livres sterling ou encore de Nicolas Sarkozy qui du haut de ses talonnettes a obligé les Européens à leur tour à ouvrir la vanne aux euros pour abreuver nos établissements financiers à point de succomber.

Comment expliquer une réaction aussi rapide des grands argentiers du monde ? En temps normal ils mettent du temps à concocter des réponses qui en général arrivent trop tard.

Cette réactivité est probablement le résultat d’une meilleure connaissance des mécanismes économiques de la part des élites qui nous gouvernent.


La crise de 1929, une expérience traumatisante

L'Amérique est sortie de la Première Guerre mondiale comme la première puissance mondiale, son économie, dopée par la production de guerre, a exploité la double révolution de l'automobile et de l'électricité pour s'embarque dans une prospérité insolente. L'Amérique se passionne pour la radio, découvre les bienfaits des appareils ménagers ou encore du conditionnement d'air dans les maisons particulières. L'optimisme, l'argent facile, la rapidité des communications (la radio transmet instantanément les nouvelles), le téléphone à longue distance devient abordable, l'invention de nouveaux outils financiers incitent les Américains à se jeter à corps perdu dans le boursicotage. Largement ignoré jusque-là, l'indice Dow Jones devient l'objet de toutes les conversations. En cinq ans, de 1924 à, octobre 1929, les cours de bourse ont été multipliés par quatre l'indice Dow Jones est ainsi passé de 100 à près de 400.

Ces niveaux de cours de bourse n'étaient pas forcément surcotés. L'investisseur qui aurait acheté des actions au plus haut de leur cours et qui les aurait conservées aurait engrangé de coquets rendements.

Mais en octobre 1929, en à peine six jours, la bourse perd le tiers de sa valeur car les spéculateurs étaient passés brusquement de l'optimisme le plus absolu au pessimisme le plus total. Les plus prudents s'étaient retirés du marché à partir de l'été quand des signes de ralentissement économique étaient apparus. Mais les autres, convaincus de la hausse continue des cours, avaient emprunté encore davantage pour acheter des actions à crédit dans le but de les revendre plus cher quelque temps plus tard et empocher un coquet bénéficie tout en remboursant les sommes empruntées. Cette spéculation est facilitée par le fait que les agents de change acceptent un simple dépôt de 30% pour passer l'ordre de vente.

Le jeudi noir, le 24 octobre 1929, un début de baisse, immédiatement répercuté dans tout le pays par les nouveaux médias de masse, plonge les investisseurs amateurs et bien des professionnels dans la panique la plus totale. Les ordres de vente se multiplient. Les boursicoteurs cherchent à se débarrasser des actions qu'ils ont achetées à crédit avant que les cours ne descendant en dessous de leur prix d'achat. Au cours de la journée, treize millions d'actions sont échangées et les s’effondrent.

Le mécanisme est simple à comprendre. Un spéculateur emprunte mille dollars pour acheter chez un agent de change trois mille actions à 1 dollar. Il escompte les vendre trois mois plus tard avant l'échéance de son emprunt à environ 1,10 dollar. Il empochera donc 3300 dollars, de quoi payer l'intermédiaire, rembourser son emprunt avec ses intérêts et empocher un bénéfice. En revanche, si le cours tombe, mettons à 80 cents, il encaisse 2400 euros perdant ainsi 600 des mille dollars initialement empruntés. Il est obligé de piocher dans ses réserves pour payer l'agent de change et pour rembourser la banque. Il est donc vital pour ces investisseurs qui, pour beaucoup d'entre eux ont mis leurs maisons en garantie de leurs emprunts, de vendre aussi vite que possible pour éviter la ruine.

Le vendredi, des interventions des grandes banques au secours des actions des grandes entreprises ralentissent la baisse et cherchent à dissuader les petits porteurs de vendre.

Mais, durant la fin de semaine, tous les boursicoteurs amateurs du pays prennent connaissance de la chute des cours et la panique devient générale.

Peine perdue. Le lundi, le mouvement de panique des petits, moyens et grands investisseurs, tous pris dans le tourbillon spéculatif à la hausse des cours, est tel que les ordres de vente des actions embouteillent le parquet. Les lignes télégraphiques ne suffisent plus pour acheminer les ordres de vente qui affluent de tout le pays et même des grandes places étrangères. Le mardi, un record de 16 millions d'actions sont échangés. Il faudra attendre 1968 pour retrouver ce niveau d'échanges. Le niveau des prix de 1929 ne sera retrouvé qu'en 1943 et celui du niveau boursier en 1954

Paradoxalement, la crise de 1929, avec les images de boursicoteurs désespérés se jetant par la fenêtre à Wall Street ou des hommes d'affaires ruinés vendant dans la rue leurs voitures de luxe pour une bouchée de pain restent davantage gravées dans la mémoire collective que les dix années de dépression économique qui ont suivi et qui ont plongé le monde dans le chaos.


Une piqûre de rappel


À Brooklyn, alors que le mois de novembre s'enfonce dans la grisaille, William Troeller, un jeune garçon de 13 ans, rendu désespéré par la situation financière de ses parents, se pend dans sa chambre. En rendant compte du drame, le New York Times précise : « à table, il n'osait pas réclamer sa part ». Dans d'autres pages, le quotidien publie des statistiques désespérantes sur le chômage, un Américain sur cinq n'a pas de travail et annonce une nouvelle chute de la bourse. On vient à peine de décrocher le corps de l'enfant que le secrétaire au Trésor déclare pourtant que l'économie est saine et qu'il faut s'atteler à boucler un budget en équilibre. Pendant ce temps, Herbert Hoover se rend à Colby dans le Maine pour recevoir un énième doctorat honoris causa.


Herbert Hoover.

Racontés ainsi par Amity Shlaes dans son livre The Forgotten Man, A New History of the Great Depression, ces événements nous semblent familiers. On les retrouve dans tous les ouvrages décrivant la crise de 1929 et la Grande Dépression qui s'en est suivie, plongeant l'Amérique et le désespoir le plus noir avant que ne soit enfin élu Franklin Roosevelt et que son New Deal redonne espoir à l'Amérique et au monde.

Mais l'auteur, une jolie blonde qui cache bien son jeu, s’empresse de détromper le lecteur : ces quelques lignes peuvent sembler familières « mais, en réalité, ces événements ont eu lieu en 1937. Il y avait une dépression au sein de la Dépression, cinq ans après l'élection de Franklin Roosevelt et quatre années après l'introduction du New Deal ».

Le ton est donné. Roosevelt et sa clique de gauchistes formés à l'école de Moscou vont en prendre pour son grade grâce à cette petite bonne femme dont pedigree libéral est impeccable.

Historienne, spécialisée en économie, Amity Shlaes est salariée du Council of Foreign Relations, la bête noire des conspirationnistes de tout poil. Une des plumes les plus acérées de Wall Street, elle écrit une chronique régulière pour la chaîne d'informations Bloomberg, après avoir collaboré au Financial Times au Wall Street Journal, à Fortune ou encore à la National Review. Ce n'est pas elle qui viendrait signer ses livres à la fête de l'Huma.

Amity Shlaes n'a pas seulement Roosevelt dans son collimateur, elle aligne tranquillement l’un après l’autre les universitaires qui ont interprété ces événements tragiques en insistant sur les défauts du capitalisme et en vantant les mérites des politiques interventionnistes du New Deal. Elle les rend responsables de l'ensemble des idées fausses qui imprègnent les acteurs politiques ou la population en général. Elle n'hésite pas à les rendre responsables les fans de Roosevelt de l'addiction actuelle des économies à la dépense publique.

L'auteur ne cherche pas à expliquer les mécanismes de la crise et de la dépression. Les amateurs de chiffres et de graphiques compliqués seront déçus. Elle s'attache à interpréter les événements à partir de la perception qu'en avaient les gens de cette époque, s'attachant davantage à raconter les hommes qu'à décrypter des statistiques. Le résultat est passionnant, jamais ennuyeux et toujours parfaitement référencé, même si largement partial et souvent injuste. Certes l'auteur n'est pas un soutien inconditionnel de Roosevelt et du New Deal, bien au contraire, mais elle s'éloigne des ouvrages écrits par d'autres auteurs en décrivant ses personnages en nuances de gris plutôt qu'en noir et blanc.

On peut résumer sa thèse en peu de mots : la chute brutale de la bourse en 1929 est le résultat d'un mécanisme autorégulateur des marchés. Ce sont les politiciens mal avisés qui l'ont transformé en krach. Le trop célèbre New Deal de Roosevelt n'a fait qu'empirer les choses en prolongeant la dépression.



La thèse d'Amity Shlaes : « Roosevelt a prolongé la Grande Dépression ».

Face à la crise, si les conseillers de Roosevelt étaient tous unis contre Wall Street et les grandes entreprises, accusées de sacrifier l'intérêt général à leurs intérêts particuliers, ils étaient partagés quant à la marche à suivre. Pour les uns, il fallait retourner à l'individualisme des pères fondateurs en cassant les trusts et les grandes entreprises pour les réduire en petites unités à la taille humaine. Pour les seconds, revenus tourneboulés de voyages d'étude en Union soviétique, il convenait, bien au contraire, de créer de grands trusts d’état aux ordres d’une économie centralisée, la seule capable se mettre au service du citoyen tout en évitant le gaspillage.

L'auteur argument que Roosevelt n'avait pas d’idée préconçue quant aux politiques à suivre. Tout simplement parce qu’il n'y connaissait strictement rien. Le président faisait appel à ses conseillers pour bâtir des argumentaires électoraux où il cassait du milliardaire et inventer des taxes destinées à faire payer les riches et les grandes entreprises. Quant aux mesures à prendre pour sauver l'économie, il choisissait celles qui pouvaient lui apporter un avantage électoral auprès des ouvriers syndiqués ou des agriculteurs ou encore des acteurs et des musiciens.

En revanche, Amity Shlaes reproche à Roosevelt d’avoir négligé l'Américain entreprenant, celui que l'économiste William Graham Sumner appelait « l'homme oublié » (qui donne son titre à l'ouvrage : The Forgotten man) celui qui travaille, vote, prie le plus souvent, mais qui paye toujours ». Selon l’auteur, si le New Deal s'était tout autant occupé de cet homme oublié que des « chouchous à Roosevelt », le pays serait bien plus vite sorti de la crise.

Mais un obstacles les plus inattendus auxquels ont fait face les révolutionnaires de salon de l'entourage de Roosevelt fut le conservatisme inné des Américains et la réluctance des ouvriers à se laisser embrigader dans des proches de changement à grande échelle de la société.

Très opportunément, Amity Shlaes tire Odette Keun de l’oubli. Cette journaliste française, et maîtresse du romancier socialisant H.G. Wells à ses moments perdus, venue aux Etats-Unis en voyage d'exploration, n'en revient pas: « En Amérique, les ouvriers sont de droite. C'est une des découvertes les plus étonnantes que j'ai faites. (…) Leur conservatisme est le fruit du tempérament des salariés eux-mêmes. La classe ouvrière n'est pas révolutionnaire. Il n'est pas animé par une haine fanatique du capitalisme. Le travailleur n'a pas l'impression que le système est essentiellement injuste, infâme et exécrable et qu'il doive être balayé de la surface de la terre. »

Pourtant, c'est l'incapacité du système à surmonter la crise qui mérite qu'on s'y attarde plutôt que les circonstances qui ont conduit au krach d'ailleurs l'auteur ne s'attarde pas trop sur les causes du désastre.

L'auteur souligne une différence fondamentale entre notre situation actuelle et celle de 1919. À cette époque, à l'instar de la majorité de leurs concitoyens, les hommes politiques ignoraient tout de l'économie et ignoraient les causes du désastre et n'avaient aucune idée des mesures à prendre tout comme ils ne comprenaient rien aux conseils des économistes.

A posteriori, il semble aisé de critiquer le président Hoover qui a été accusé par les démocrates de tous les péchés de la terre, en particulier de n'avoir rien fait pour combattre la crise. L'auteur insiste à juste titre qu’Hoover bien au contraire a pris de nombreuses mesures qui ne seront que reprises et amplifiées par Roosevelt, dire qu'il n'a rien fait est une grossière exagération.

Au sein de la population, la crise et la dépression économiques étaient perçues comme une sorte de cataclysme naturel mettant un terme normal à une période de prospérité anormale, les fameuses années folles. Ces gens-là n'avaient pas vécu les trente glorieuses et les bienfaits de la société industrielle n'avaient pas encore percolé l'inconscient collectif.

L'auteur s'interroge sur la postérité du New Deal et son étonnante et durable popularité. Pour le grand public, ce sont les mesures prises par Roosevelt qui ont sorti l'Amérique de la crise. La presse s'ingénie à juxtaposer les images de la misère des paysans ruinés avec celle de cohortes de jeunes gens musclés participant aux travaux d'intérêt général financés généreusement par le budget fédéral. La conclusion de cette démonstration visuelle est que le capitalisme cause la misère et l'intervention de l'état remet les gens au travail.

La réalité est bien moins simple. L'auteur ne conteste pas la pauvreté des ruraux Américains, mais elle rappelle que son impact dans l'opinion a été largement amplifié par les travaux de photographes financés par le gouvernement de Roosevelt comme Dorothea Lange dont les clichés ont fait le tour du monde. Or ces images faisaient partie de l'appareil de propagande du New Deal pour justifier aux yeux de l'opinion l'intervention massive de l'état fédéral.

La fin de la dépression est à juste titre associée à la remise en marche de l'économie par l'influx massif d'argent public rendu nécessaire par l'entrée en guerre des États-Unis. Les économistes de gauche en profitent pour suggérer que Roosevelt aurait pu sortir son pays de la crise plus tôt en intervenant encore plus massivement dans l'économie. Amity Shlaes offre une autre explication. Jusqu'alors, Roosevelt avait laissé la bride sur le cou à ses théoriciens, dont certains étaient très influencés par le marxisme à la sauce soviétique. Avec l'entrée en guerre, il s'est rendu compte qu'il ne pouvait l'emporter sans l'aide et le concours des hommes d'affaires et des industriels auxquels il avait tourné le dos. Pour l'auteur, c'est tout autant le retour en grâce du big business que l'effort de guerre qui a remis l'Amérique au travail et fait revenir la prospérité.

La lecture de l'ouvrage d'Amity Shlaes a sans aucun doute influencé les acteurs économiques et a probablement contribué à préparer intellectuellement les banquiers centraux à intervenir massivement au secours des marchés financiers. La raison est simple : il est bien plus coûteux d'affronter une dépression qu'une crise financière. C'est la grande leçon apprise de la crise de 1929.