jeudi 16 avril 2009

Les Anglo-Saxons capitulent en Irak



En Mésopotamie, un cavalier de l’armée des Indes et un fantassin britannique.

La victoire anglo-américaine sur l’Irak semble la démonstration éclatante de la supériorité militaire anglo-saxonne. Toutefois, cela n’a pas toujours été vrai. Voici quelques dizaines d’années, le général sir Charles Townshend se voyait déjà entrer à Bagdad en vainqueur. Il se retrouva prisonnier à Istamboul après un siège où les troupes turques, comptant des Arabes irakiens et encadrés par des Allemands, contraignirent une division britannique à capituler sans gloire.

Dans un ouvrage aussi remarquable que la Grande Guerre 1914-1918, de la tourmente à la victoire, publié en 1989 par les historiens militaires Philippe Conrad et Arnaud Laspeyres, sur 300 pages, il est vrai richement illustrées, l’on doit se contenter dans l’annexe « la Grande Guerre au fil des événements » de ces mentions laconiques :

12 décembre : Townsend est bloqué dans Kut-el-Amara (1915).

29 avril : Townsend capitule à Kut-el-Amara en Mésopotamie (1916).

Ce qui est déjà beaucoup, car qui connaît cette bataille oubliée (1)? Nous avons tenu à combler cette lacune, alors que cette région du globe est de nouveau sous les projecteurs de l’actualité. Car à défaut de se répéter, l’histoire souvent bégaie.

Dans cette tâche, nous avons principalement été aidés par les mémoires du général de division sir Charles Vere Ferres Townshend, rédigées d’après son journal personnel et publiées sous le titre : Ma campagne de Mésopotamie (1915-1916). (Nouvelle revue critique, Paris, sans date).

Comme tous les officiers généraux, le héros malheureux de Kut-el-Amara (Southwarh, 1861; Paris, 1924) impute son échec aux autres et, dès les premières pages, dit ce que lui aurait fait à leur place, ajoutant modestement : « Bonaparte lui même eut échoué en de semblables conditions ». L’auteur fait d’ailleurs souvent référence aux campagnes napoléoniennes.

Néanmoins le témoignage du général Townshend reste irremplaçable. Abordé avec un esprit critique et en mettant entre parenthèses l’aspect « plaidoyer pro domo », il permet de se faire une opinion sur les événements, d’autant plus qu’il est rédigé avec la minutie d’un rapport militaire. Sauf indication contraire, les citations entre guillemets lui sont empruntées.



L’armée des Indes débarque en Irak


Le 5 novembre 1914, le Royaume-Uni déclarait la guerre à la Turquie. L’Empire ottoman s’étendait alors, à partir de la pointe sud-est de l’Europe (Istamboul, ex-Constantinople), sur l’ensemble du Proche-Orient. Dès octobre, des troupes britanniques avaient quitté Bombay en Inde et leurs premiers éléments débarquaient dans le golfe Persique, à Fao, le 14 novembre (c.f. carte à la page suivante).

Elles remontaient le Chat el Arab (2) et occupaient Bassorah le 22 novembre sans coup férir. Après quelques engagements à Mazera, les Turcs se repliaient en laissant 1 200 prisonniers et 9 canons : les Britanniques tenaient ainsi Kurna, « place de haute valeur stratégique au confluent du Tigre et de l’Euphrate ».

Le corps expéditionnaire se composait alors de la 12e division arrivée d’Egypte et de la 6e venue des Indes, l’ensemble étant placé sous le commandement du général sir John Nixon.

Le 23 avril, arrivant de Rawal Pindi dans le Penjab, le général Townshend prenait le commandement de la seconde de ces grandes unités, en remplacement de son chef atteint par la maladie. Il rejoignait immédiatement Kurna, avec pour mission de repousser les forces turques vers le nord.

Bien que partisan inconditionnel du « fixer-déborder », après avoir observé les positions ennemies et pris en compte la crue du fleuve Tigre, il dut se résoudre à lancer une attaque frontale avec deux de ses trois brigades d’Infanterie renforcées par de l’artillerie et appuyées par une flottille de rivière. Originalité de la manœuvre : l’infanterie deviendrait amphibie grâce à l’utilisation de « bellums », petites embarcations arabes emportant dix hommes qui lui permettraient de franchir l’obstacle constitué par les marais et zones inondées. Comme l’écrit Townshend : « à la place du général turc j’aurais infligé une sanglante défaite aux Britanniques. Nous ne dûmes la victoire qu’à sa pusillanimité… il s’enfuit dès que nous eûmes réduit ses premiers ouvrages ». Le 1er juin, l’affaire était réglée.








Une carte française des différentes populations vivant au Porche-Orient. Remarquons que les Kurdes n’y figurent pas (remplacés par les Arméniens) et que la voie de chemin de fer ne dépasse pas Bagdad, contrairement à ce qui figure sur cette carte.


D’Amarah à Kut-el-Amara en suivant le Tigre


Profitant de son succès, le général Townshend avait l’intention d’entrer à Amarah sur les talons des troupes turques en retraite. Embarqué à bord du sloop l’Espiègle et par une chaleur épouvantable, il remonta le fleuve avec sa flottille, sans attendre les troupes terrestres qui progressaient à leur rythme. Poussé par l’intrépide commandant de cette petite force navale, il abordait le 3 juin à Amarah où le gouverneur et le commandant des troupes l’accueillirent pour se rendre : la place avait été prise avec vingt-cinq matelots et soldats britanniques.

D’après le service de renseignement du Grand Quartier-Général, les forces ennemies disponibles à Bagdad, à Kut et en retraite vers cette agglomération, étaient peu nombreuses et en partie désorganisées. En tout cas elles n’étaient pas en mesure d’inquiéter sérieusement la 6e division, appuyée par de l’artillerie lourde et disposant d’avions d’observation et de moyens de liaison par TSF (3), plus sa flottille d’accompagnement. C’était tentant.

Cependant, le général ayant été, comme ses troupes, fort éprouvé par les conditions climatiques, il dut retourner en Inde pour s’y refaire une santé.

Entre temps, la 12e division du général Gorringe avait remonté l’Euphrate et pris Nasiriyeh. L’originalité géographique de la région est qu’un cours d’eau transversal, le Chat el Hai, partant de cette localité rejoint le Tigre à Kut-el-Amara : d’où l’intérêt de s’assurer de ce second confluent.

Il fallait pour cela que Townshend déloge le général turc Nurredin de ses retranchements d’Essinn, qui protégeaient la ville et étaient tenus par trois divisions. Ce chiffre ne doit pas faire croire à une disproportion des forces : l’effectif turc global n’excédait pas celui de la 6e division britannique et l’une de ces grandes unités était de réserve, l’autre composée de troupes arabes.

Le 23 août, le quartier général du corps expéditionnaire indien donnait à Townshend l’ordre d’occuper Kut-el-Amara avec sa division, cette fois au complet et même renforcée, l’effectif total étant d’environ
3 000 combattants. Le général visait même plus loin, il écrit : « J’étais prêt à endosser la responsabilité d’entrer dans Bagdad ». Mais le même se plaint dans une lettre à son supérieur sir John Nixon, datée du
 septembre, de « la faiblesse de mes moyens de transport, autre que les bâtiments de rivière ».

Des reconnaissances de cavalerie mais aussi aériennes, nouveauté dans l’histoire militaire, sont lancées à la mi-septembre. Elles déterminent que l’ennemi remue beaucoup de terre de part et d’autre du fleuve. En compensation, une route et, entre les marais, un terrain résistant large d’environ trois kilomètres, doivent permettre l’approche des troupes britanniques.

Cette fois Townshend va pouvoir satisfaire sa passion pour le « fixer-déborder », engageant dans la bataille des 27 et 28 septembre 1915 une colonne B, ou « force minimum » et une colonne A constituant sa masse principale, qui se mettant en place dans la nuit allait emporter la décision. Mais non sans peine et sans souffrance : la 6e division avait 1229 tués et blessés contre environ 1700 Turcs, auxquels s’ajoutaient 1289 prisonniers. Ce fut un soulagement lorsqu’à l’aube du troisième jour les Britanniques découvraient les défenses ennemies abandonnées.

Parmi les morts se trouvait le brave commandant Cookson, chef de la flottille, qui s’était élancé hache au poing pour couper un câble afin de permettre le passage de ses canonnières.





Le général Townshend en compagnie de son état-major. 


De Kut à Ctésiphon et retour


On ne peut s’empêcher de constater que le général Townshend avait un double langage : un tantinet matamore vis-à-vis de sa hiérarchie, il confiait à son journal ses doutes. Ainsi au 3 octobre, il écrivait : « Tenter un coup de main sur cette place (Bagdad) avec ma seule division, à 380 milles de la mer, en pays hostile qui se soulèverait à notre premier échec serait, à mon avis, une erreur impardonnable aux points de vue tactique, stratégique et politique ». Il dira par ailleurs « qu’un général est irrémédiablement perdu, qui permet aux raisons politiques d’influer sur ses motifs stratégiques ». Townshend évoque aussi le spectre de Kaboul (4) « de triste mémoire ». Mais il écrit, cette fois dans son livre : « Voyant que je doutais du succès des opérations futures, j’estime qu’il (le général Nixon) aurait dû prendre le commandement et me garder en sous-ordre ».

Toujours est-il que la 6e division renforcée par la 30e brigade d’infanterie de la flottille et des non-combattants, s’apprête à marcher sur Bagdad via Ctésiphon à l’effectif de 17 000 hommes dont 14 000 combattants. Townshend déplore n’avoir que
 500 fantassins. l écrit : « Pour vaincre, je ne comptais que sur l’infanterie ».

Dans le plan d’opération qu’il soumet le 8 novembre à Nixon, on relève :

« Objectif principal : mon but est d’attirer le gros des forces ennemies en rase campagne, de le détruire et d’occuper Bagdad » (5). Etc.

Dans le même document, Townshend avoue que sans des « circonstances défavorables » il serait entré dans Bagdad dans la foulée de sa victoire de Kut-el-Amara. Plus loin, il estime l’effectif turc devant Ctésiphon, clé de la ville : 11 000 fantassins. Cependant, dans la partie « Mémoires », le général écrit : « Mais je veux établir les faits; nous n’aurions jamais dû prendre l’offensive sur un front secondaire sans gros renforts ». C’était en effet un partisan acharné de « l’économie des forces », formule qui revient souvent sous sa plume. Puis il se retranche derrière le devoir d’obéissance.

Dans la nuit du 21 au 22 novembre, les troupes britanniques prennent leurs positions d’attaque sur la rive gauche du fleuve, face à la cité antique, mais aussi ville sainte de l’Islam (6).

Au jour, le combat s’engage, sans l’appui de la flottille tenue à distance par l’artillerie lourde turque. L’infanterie anglaise s’illustre, à la manière de la red thin line à Balaklava :

« De toute ma longue carrière militaire, je n’ai jamais vu progression sous le feu plus magistralement exécutée que celle de cette faible ligne de Dorsets, si mince, avançant au sud de VP (Vital Point) » écrit le commandant de la division.


Talonnés par les Turcs, les Britanniques décident de mettre 

en défense Kut el Amara et d’y attendre une force de secours.


Les Turcs se replient sur l’arc de Ctésiphon. La 30e Brigade d’infanterie enfonce l’ennemi à la baïonnette, et Townshend peut rendre compte à Nixon de l’évolution favorable de la bataille.

C’est alors que la brigade de cavalerie qui commençait à déborder les secondes lignes ennemies est contre-attaquée de flanc : le corps d’armée Khalil, qui est arrivé du Caucase par le fleuve sans être détecté, vient d’intervenir.

A partir de ce moment les troupes de Nureddin reprennent courage et contre-attaquent à leur tour. L’artillerie turque se déchaîne. Privés de leurs officiers tués, les troupes indiennes qui constituent le gros des effectifs de la 6e division, refluent. La victoire change de camp.

Les officiers d’Etat-major eux-mêmes doivent intervenir pour empêcher la déroute. Townshend écrit : « Malgré nos lourdes pertes je décidai de tenir sur la position initiale et de bivouaquer sur le champ de bataille ». Car celui qui couche sur le champ de bataille est réputé vainqueur.

Amère victoire, car si « les Turcs ont dû perdre beaucoup de monde », les troupes britanniques ont 4 000 tués et blessés sur 8 500 fantassins « ce qui est toujours le cas lorsqu’il s’agit d’enlever d’assaut une position fortifiée » écrit leur chef.

Au soir du 23 novembre, les Turcs repartent à l’assaut, lançant dans la nuit six attaques qui sont repoussées. Au jour, l’aviation informe que l’ennemi retraite sur Diala.

Considérant que sa division « avait atteint les limites extrêmes de l’endurance » Townshend se replie le 26 en deux colonnes de chacune deux brigades d’infanterie, la brigade de cavalerie restant indépendante.



Caricature de cavalier britannique combattant démonté dans le désert mésopotamien.



Le général adresse alors un ordre du jour à ses troupes indiennes, où il dit reculer « pour une seule raison : la difficulté d’approvisionner la division » ajoutant : « De nombreuses troupes venant de France vont arriver à Bassorah dans huit à dix jours. Elles viendront nous renforcer et nous prendrons Bagdad » (!). Dans son ordre du jour aux troupes britanniques, il reconnaît « nous étions trop peu nombreux pour mettre les Turcs en déroute ». Ajoutant : « Quand on vous parlera de Ctésiphon, vous pourrez dire : j’y étais! » Toujours l’ombre de Bonaparte.

Commence une retraite éprouvante, sous la menace de la VIe armée turque dont une reconnaissance aérienne a découvert l’avant-garde estimée à 12 000 fantassins et 400 cavaliers.

Les 28 et 29 novembre, la 6e division « souffle » à Azizieh où elle est recueillie par le 14e Hussards et un demi-bataillon détaché de la 12e division. Les blessés sont évacués par voie d’eau.

Le 30, la retraite se poursuit sur une distance d’une quinzaine de kilomètres seulement : aller plus loin serait revenu à abandonner la flottille qui, compte-tenu des méandres du fleuve et des hauts-fonds, n’aurait pu suivre le rythme des troupes terrestres, dit Townshend.

Entre temps le général Nixon avait approuvé le mouvement et, annoncé l’arrivée de renforts venant d’Inde. La réponse du commandant de la 6e division était optimiste malgré la situation : « Si l’ennemi me suit jusqu’à Kut, tant mieux. Nous pourrions, dans ce cas, espérer le détruire… » Pour l’instant il talonnait Townshend, qui s’apprêtait à faire face avec les moyens qui lui restaient.

Le 1er décembre, des forces turques qu’il estime à 12 000 hommes se présentent à environ deux kilomètres des Britanniques et entreprennent de les envelopper. Le commandant de la 6e division fait donner son artillerie et ordonne aux brigades Delamain et Hamilton de faire face. La cavalerie charge le flanc ennemi. Les troupes peuvent décrocher par échelons, manœuvrant comme à l’exercice. Mais outre 500 hommes, deux navires ont été perdus.

Commence une longue marche de plus de cinquante kilomètres, les cavaliers arabes harcelant la troupe en retraite. A la nuit, les hommes harassés s’endorment sur la route sans manger : il n’y a rien à leur donner.
 l’aube du 2 décembre, la division reprend la direction du sud-est, suivant toujours le Tigre et, après une dernière halte, atteint Kut le 3 décembre, sans avoir revu les Turcs.

« Jamais, à mon avis, troupe britannique n’a exécuté de marches plus épuisantes que celles des 1er et du 2 décembre 1915 » écrit le général Townshend.

La mise en défense de Kut-el-Amara


Avec l’accord de sa hiérarchie, Townshend décide de se retrancher à Kut en avançant deux raisons principales.

L’une à caractère défensif : la place étant située au confluent du Tigre et de la rivière Hai qui joint celui-ci à l’Euphrate à un autre point-clé, Nasiriyeh, la tenir permettait de bloquer l’avance de la VIe Armée turque, dépendante elle aussi des transports par voie fluviale. Ceci était d’autant plus nécessaire que le maréchal von der Goltz venait d’arriver à Bagdad avec un état-major pour prendre le commandement des forces en Mésopotamie.

L’autre à caractère offensif, ou plus exactement dans l’espoir d’une proche offensive : en couvrant la basse Mésopotamie la 6e division britannique devait permettre au commandant du corps expéditionnaire, sir John Nixon, de concentrer les renforts qui lui arrivaient progressivement au nord d’Amarah (7).




Le maréchal von der Goltz avait fait les campagnes de 1866 et de 1870 avant d’être chargé en 1883 de réorganiser l’armée turque.



L’attente de cette intervention sert de justification au général Townshend qui, faisant comme il en a coutume appel à des exemples pris dans l’histoire militaire, déclare que sinon « une armée ne doit pas s’enfermer dans un camp retranché… » Il voit la défense de Kut comme une « manœuvre autour d’une position centrale », déplorant que l’ennemi ne lui ayant pas laissé le temps de jeter un pont sur le Tigre, sa défense ne puisse être « active ». Il prête à von der Goltz, « bon stratège », l’intention de le fixer à Kut-el-Amara avec une force minimum et de déborder par le nord avec le gros de ses moyens pour attendre la colonne de secours à Essinn, position antérieurement tenue par les forces turques (c.f. plus haut).

De toute façon, les troupes de l’empire britannique avaient rejoint Kut dans un tel état d’épuisement qu’il n’était pas envisageable de poursuivre plus loin.

Enfin, un télégramme du 6 décembre envoyé par le commandant d’armée faisait état de la progression des Russes en direction de Bagdad : von der Goltz se trouvait ainsi menacé sur ses arrières et risquait d’être pris en tenaille.

Il allait donc falloir valoriser les défenses de la ville, qui se limitaient jusque-là à quelques blockhaus situés à un peu moins de deux kilomètres de l’agglomération, la couvrant face au nord, seule direction non-protégée naturellement par le fleuve (c.f. plan). Townshend commencera par les faire raser, estimant qu’ils n’étaient bons qu’à servir de repères à l’artillerie ennemie. Il existait aussi un « fort » en pisé situé au bord du Tigre, à l’extrémité nord-est du périmètre défensif et que les défenseurs allaient s’efforcer d’améliorer. Les blockhaus étaient de même remplacés par une triple ligne de tranchées et, faute de mieux, un pont de bateaux permettait de joindre la rive droite du cours d’eau. Son débouché sur celle-ci était bien sûr tenu par les Britanniques, qui sur la même rive, au-dessus du confluent du fleuve avec la rivière Hai, occupaient aussi le « Village de la presse à laine ».



Le général Townshend s’étant séparé de la brigade de cavalerie jugée inutile et dont la nourriture des chevaux aurait soulevé des difficultés insurmontables, les moyens disponibles étaient les suivants au 6 décembre : 7 411 fantassins, dotés de 800 cartouches par homme, répartis en quatre brigades, plus une brigade d’artillerie. our l’artillerie, « mes canons ne manquaient pas d’obus » précise le général (8).

Approvisionnements : soixante jours de vivres pour les troupes, 30 jours de grain et 57 de farine, mais seulement 17 jours de fourrage pour les animaux. Moyens nautiques : la canonnière Shaitan et une barge.

Ces forces se trouveront opposées au début du siège à quelque
2 000 Turcs appuyés par 33 canons.

Il est intéressant de relever que Townshend considérait ses effectifs comme insuffisants, d’après les critères de l’époque, pour tenir la ligne de front (9). Alors que de notre côté nous sommes surpris de voir que si l’on ajoute aux troupes les 5 à
 000 habitants de la ville, c’est près de
5 000 personnes qui vont se trouver concentrées sur quelques kilomètres carrés.

Le commandant de la 6e division avait cependant pris des mesures préventives vis-à-vis de la population : il avait renvoyé les Arabes non-domiciliés en ville, organisé une police militaire et pris vingt notables en otage, annonçant qu’ils seraient fusillés « au premier indice de trahison ». Cette menace était crédibilisée dès les premiers jours du siège où le général Townshend faisait passer en conseil de guerre et exécuter une douzaine d’indigènes pris en flagrant délit de pillage. Il dit avoir voulu évacuer l’ensemble des civils, mais que le commandement aurait pour des raisons humanitaires refusé son accord, considérant que chassés de la ville, les femmes et les enfants risquaient de mourir de faim ou d’être massacrés par les Arabes des tribus.

Dès le 4 décembre, les avant-gardes turques étaient en vue. Progressivement, l’ennemi investissait les deux rives du fleuve et se positionnait face au front nord de Townshend, malgré les tirs de l’artillerie britannique. Les Ottomans mettaient en batterie leurs propres canons et creusaient des tranchées, alors que leur adversaire avait à peine commencé les siennes. Une division franchissait le Chott-el-Hai dans un mouvement tournant, enveloppant Kut par le sud et coupant l’éventuelle ligne de retraite britannique vers l’est.

Le 9 décembre, après une préparation d’artillerie, les Turcs rejetaient de l’autre coté du Tigre le détachement qui tenait la tête de pont et ne s’était pas retranché. Le capitaine Gribbon, qui commandait les deux compagnies du 67e Punjabis chargées de la défense du pont de bateaux, se faisait tuer sur place. Il ne restait plus qu’à faire sauter celui-ci, mission accomplie dans la nuit par des équipes de destruction commandées par deux officiers, un fantassin et un marin, dans un coup de main d’une audace folle.

La journée avait coûté 199 tués et blessés aux Britanniques qui, sur la rive opposée à Kut, ne tenaient plus désormais que la distillerie et le village. L’étau se resserrait.

Le 10 décembre, les Turcs repartaient à l’attaque du front nord de Townshend, subissant de lourdes pertes. Le 11, les Ottomans se contentaient de bombarder violemment les positions britanniques, auxquels ces deux journées coûtèrent 200 tués et blessés. Ils repartaient à l’assaut le 12 décembre au matin. L’assaillant renonçait au bout d’une heure, puis lançait une nouvelle tentative le soir, sans plus de succès. Cette fois les pertes des assiégés se limitaient à 88 tués et blessés : les attaques n’étaient jamais menées jusqu’au bout. Redoutable dans la défensive, « le Turc n’est pas bon à l’assaut » remarque Townshend en se référant à l’avis de Russes. Le 13 décembre, sans que l’artillerie turque, qui avait déjà tiré quelque 5 000 obus, se manifeste, les Britanniques accusaient encore des pertes s’élevant à 122 hommes.

Cette fois, les tranchées ottomanes ne se trouvent plus qu’à 50 mètres du nord-ouest du dispositif britannique.

Avec un cynisme sans doute inconscient, le général Townshend déclare qu’à partir de ce moment le problème des munitions d’infanterie ne le préoccupe plus, dans la mesure où il perd 100 à 200 hommes chaque jour. En revanche « le nombre, si restreint, d’officiers blancs » dans les bataillons indiens l’inquiète très fort, ainsi que le moral « bien ébranlé » de certaines de ces unités. Il va même jusqu’à parler à leur sujet de « bandes armées ». De petites sorties nocturnes sont néanmoins effectuées, permettant de faire quelques prisonniers. De l’interrogatoire de ceux-ci, il ressort que Kut est assiégé par quatre divisions et que deux autres sont attendues ce qui devrait porter l’effectif des assaillants à 40 000 hommes, selon Townshend. Si les renforts britanniques étaient promis dans un délai inférieur à deux mois, les Russes eux ne semblaient pas se presser. En compensation, les défenseurs ne perdent plus qu’une cinquantaine d’hommes par jour dans cette période d’accalmie. Et leur chef a eu le plaisir de recevoir du commandant d’armée un télégramme répercutant un message de métropole disant que « Toute l’Angleterre et la France vantent votre étonnant succès et vos hauts faits ». Mais à la fin de 1915 les pays alliés avaient-ils vraiment les yeux tournés vers la Mésopotamie? Le laconisme de la presse de l’époque permet d’en douter.

Le 24 décembre, les Turcs dirigeaient sur les positions britanniques de la rive droite du Tigre des tirs d’artillerie et d’infanterie pendant trois heures. Le fort situé à l’extrémité nord des défenses anglaises était également pris à partie et ses murailles endommagées. Il était ensuite soumis à un premier assaut, repoussé. Le second était lancé dans la nuit de Noël, le 25 à deux heures du matin. Après avoir pénétré dans un bastion, les Turcs étaient contraints de se retirer. Ils y auraient perdu environ deux mille hommes pour 315 tués et blessés chez les défenseurs, plus 67 autres dans les différents secteurs. Les pertes des « Oxford and Bucks », envoyés pour renforcer la défense du fort, atteignaient 70% de l’effectif.

Le lendemain, les Turcs faisaient passer deux divisions sur la rive droite du fleuve et le 29 demandaient une suspension d’armes pour enterrer leurs morts.

Les forces ottomanes avaient beaucoup souffert, mais la position des Britanniques n’était pas plus enviable pour autant.




Le camp retranché de Kut était étroitement encerclé par un puissant dispositif turc.


Les secours approchent!


A Kut-el-Amara, on prépare l’arrivée de l’armée de secours, en vue d’« avancer sur Bagdad, toutes forces réunies ». Celle-ci doit se composer de deux divisions d’infanterie et d’une brigade de cavalerie. En revanche, les Russes, dont on espérait qu’ils prennent Bagdad à revers, n’ont manifestement pas envie de quitter la Perse voisine (10) et s’y installent.

Autour de la place, le cercle se referme et les Arabes à la solde des Turcs font des « cartons » avec des balles creuses sur les femmes et enfants arabes qui sortent pour puiser de l’eau dans le fleuve.

La guerre psychologique est déclenchée : de la « littérature de propagande » rédigée en hindoustani est retrouvée dans les barbelés protégeant les retranchements britanniques. On y engage les troupes indiennes à se mutiner, assassiner les officiers anglais et rejoindre leurs « frères Turcs ». La conséquence sera que la 1er janvier une sentinelle cipaye tire sur un officier (indien) et tente de passer à l’ennemi. Elle devait être reprise, jugée et fusillée le jour même.

Cependant l’optimisme règne : c’est ce même 1er janvier 1916 qu’Aylmer, devenu général immédiatement supérieur de Townshend, lui envoie son plan d’opérations : l’armée de secours se rassemblerait à Ali-al-Gharbi et, « si l’ennemi ne résistait pas », son avant-garde pourrait être à Kut le 4, le reste du corps d’armée rejoignant le 9 janvier.

Or l’ennemi allait y mettre de la mauvaise volonté : le 2, il bombardait « vigoureusement » le camp retranché et, dès le 3, il entreprenait de descendre le fleuve pour faire face aux renforts britanniques en aval. Dans les jours suivants c’était plusieurs milliers de combattants ottomans qui se dirigeaient vers Essinn. Les estimations du GQG britannique portent sur 11 500 fantassins et 41 canons sur la rive droite, plus 12 000 fantassins et 18 canons vers Essinn.

L’effectif total des troupes turques dans le secteur aurait été de 30 000 combattants avec 83 canons environ.

Outre la 6e division renforcée encerclée dans Kut, les Britanniques pouvaient aligner dans leurs forces de secours deux divisions indiennes soustraites au front de France, les 3e et 7e : il y avait donc parité quant aux effectifs, et un avantage aux Britanniques quant à leur qualité, connaissant la formation médiocre des combattants ottomans et leur pénurie d‘équipement (11), que la pugnacité du mehmetçik (« biffin ») ne suffisait pas à compenser.

Le premier accrochage entre les Turcs et la colonne de secours, en l’occurrence la division du général Younghusband, eut lieu le 8 janvier. On ne peut pas dire que ce fut un succès britannique. Le corps d’armée demanda alors à Townshend s’il était susceptible de l’aider par une sortie : l’assiégé n’était pas très chaud, et resta derrière ses barbelés.

Il fait alors le bilan de ses réserves, au même 8 janvier : 30 jours de vivres, une semaine de fourrage, et seulement 15 jours de thé, ce qui suppose qu’au delà les troupes de Sa Majesté britannique ne pouvaient plus combattre. En fait, elles devront se priver et tenir bien plus longtemps.

C’est aussi à la même date que sir John Nixon sera mis en congé pour raison de santé, passant son commandement au général Aylmer, et proposant Townshend pour remplacer celui-ci à la tête du corps d’armée du Tigre. C’est du moins l’intéressé qui l’affirme.

Il semble qu’après les pertes subies lors du premier contact avec la colonne de secours britannique, les Turcs se soient repliés vers Essinn, et qu’a ce moment le maréchal allemand von der Goltz, reprenant les choses en main, aurait remplacé Nureddin par Khalil Pacha qui aurait reçu pour consigne de se retrancher et ne plus reculer.

Les 13 et 14 janvier, le corps d’armée britannique attaquait les Ottomans, qui ayant subi de lourdes pertes, semblaient se replier.

De son camp retranché, Townshend faisait des supputations : vu la lenteur de la progression des secours, parviendraient-ils à le dégager avant que les Turcs se renforcent ou non? En attendant, ceux-ci renforçaient leurs circonvallations autour de Kut pour lui rendre impossible toute tentative de tendre la main au corps qui tentait de le joindre.

Et ce qui n’était pas bon signe, le 16 le feld-maréchal von der Goltz en personne, accompagné d’un état-major majoritairement allemand, venait inspecter les lignes.

C’est là que prend place un épisode caractéristique de l’esprit chevaleresque avec lequel on menait encore les guerres d’alors. Un canon britannique ouvrit le feu sur le groupe repérable que constituaient le chef allemand et son entourage, l’obligeant à s’abriter : l’officier ayant déclenché le tir se fit réprimander « sévèrement » par le général Townshend. Celui-ci explique : « J’avais un grand respect pour cet homme, le meilleur stratège d’Europe à mon sens ».

Ce même 16 janvier, la 6e division recevait la copie d’un message radiotélégraphique adressé par le général Aylmer, commandant le corps d’armée censé la délivrer, au Grand Quartier-Général. Il n’était rien moins que rassurant : le chef de la colonne de secours constatait qu’il n’était pas en mesure de faire sauter le verrou constitué par une division turque renforcée et bien retranchée, d’autant plus que la saison des pluies favorisait la défensive. Il suggérait que les forces du général Townshend franchissent le fleuve de nuit en abandonnant Kut pour se porter à sa rencontre. « L’occasion ne se représentera peut-être pas » précisait l’expéditeur.

Le lendemain, le GQG donnait un autre son de cloche : il considérait l’évacuation de Kut-el-Amara comme une « solution extrême », et à mi-mot accusait le général Aylmer de manque de pugnacité. De son coté Townshend rappelait qu’en une nuit il ne pouvait faire franchir le Tigre qu’à la moitié de ses troupes, laissant le reste derrière lui, plus les non-combattants, blessés, malades, animaux et tout le matériel lourd.

Un dialogue de sourds s’établissait alors entre le commandant du Corps d’armée et celui de la 6e division encerclée, qui lui disait ce qu’il devait faire. Ce qui de subordonné à supérieur hiérarchique est généralement mal perçu. Toujours est-il que le général Townshend n’avait aucune envie de tenter une sortie qu’il jugeait suicidaire, et références historiques à l’appui commençait à parler de « capituler à des conditions honorables ».

Enfin, le 18 janvier un message du GQG, à l’aide de calculs typiquement « Etat-major », établissait qu’au début février la totalité des forces britanniques dans le secteur, assiégés plus secours plus renforts attendus, atteindrait presque quatre divisions, et que par conséquent l’offensive pourrait être reprise, permettant non seulement de dégager les troupes encerclées à Kut, mais de tenir fermement la position.

Il était donc urgent d’attendre.


En dépit de leur infériorité matérielle, les Turcs réussirent à bloquer les secours anglais.


Kut sera-t-il dégagé?


Le 21 janvier 1916, le Corps d’armée lançait une nouvelle attaque afin de percer en direction de Kut-el-Amara. Nouvel échec sanglant. Seule la célèbre Black Watch écossaise avait réussi à pénétrer dans le dispositif ennemi, sans pouvoir s’y maintenir. Les éléments s’en mêlaient, le Tigre sortant se son lit pour envahir les premières lignes de défense de Townshend. Les vivres diminuant, celui-ci décidait de mettre ses hommes à la demi-ration et à effectuer des réquisitions dans la ville. Les perquisitions se révélèrent fructueuses, et le général y ajouta un « système de primes à la dénonciation » qui en accrut l’efficacité.

De son côté, de fait des pluies ayant entraîné la crue du fleuve dans un pays déjà marécageux, le corps d’Aylmer se trouvait littéralement englué. Ceci, ajouté à la fermeté de la défense turque, avait atteint le moral de ses troupes. Arrivés à presque un kilomètre des Ottomans, les Britanniques se trouvaient incapables de continuer la progression. Ils se résignaient donc à se mettre à leur tour en défensive dans l’attente de nouveaux renforts.

De son côté, le défenseur de Kut se déclarait toujours hors d’état de tenter une sortie, et le 23 janvier il adressait un télégramme à l’Armée et au Corps, dans lequel il envisageait trois hypothèses :

A. Tenter quand même de se dégager par la rive droite du fleuve, et marcher sur Sheikh Saad pourvu que l’on vienne à sa rencontre. Ceci supposait d’abandonner blessés et malades ainsi que le matériel.

B. Résister jusqu’à épuisement des vivres ou des munitions.

C. Négocier pour obtenir la liberté des hommes en échange de la remise de la place.

Townshend disait pencher pour la première solution, mais le commandant d’armée espérait toujours le dégager. En revanche, celui qui était sur le terrain, c’est-à-dire le général Aylmer, câblait au GQG qu’il confirmait « être dans l’incapacité d’atteindre Kut… ». Et ceci même après l’arrivée de renforts, compte tenu de l’état physique et moral de ses troupes : il signalait des cas de mutilations volontaires dans ses unités indiennes. Le commandant du Corps disait que « le mieux serait d’adopter le plan de Townshend, suggéré par moi et repoussé par le commandant d’armée » : toujours le souci de rejeter la responsabilité sur un autre, mais ici c’est l’échelon supérieur! Il demandait par ailleurs de pouvoir régler les modalités de l’opération directement avec le chef des troupes encerclées. On se dirigeait donc vers l’hypothèse « A » suivie d’un repli de l’ensemble des forces britanniques, assiégés et « libérateurs ».

L’opération était dans tous les cas hasardeuse, et dans l’immédiat Townshend faisait ses comptes de nourriture : 34 jours, plus 3 000 chevaux et mules qui étaient sa dernière ressource. Manifestement, il n’était toujours pas enthousiaste pour tenter de percer les lignes turques, arguant de risque présenté par le franchissement du fleuve grossi par les pluies. Le commandant de la place dit s’être alors laissé convaincre par son adjoint, le général Mellis, d’opter en définitive pour le plan B : résister sur place (12). Ceci d’autant plus que les dernières visites domiciliaires avaient permis de saisir des approvisionnements permettant de tenir 84 jours.

Le 25 janvier, Townshend radio-télégraphiait dans ce sens au GQG, mettant en valeur le fait que sa résistance bloquait toute avance turque, et que s’il abandonnait la place rien n’empêcherait ceux-ci de pousser jusqu’à Amarah et de prendre Nasiriyeh. Il disait aussi que tant qu’il tenait Kut, les Russes pouvaient « sérieusement menacer Bagdad ». Enfin il concluait sobrement : « La défense de Kut sauvera la province de Bassorah. Je donnerai ainsi au commandement le temps de se renforcer et de transformer en victoire un désastre menaçant ».

Le général Aylmer, qui n’était sans doute par très chaud non plus de repartir à l’assaut des positions turques, se ralliait rapidement à cette solution. Il devait de plus recevoir dans la première quinzaine de février des renforts qui porteraient ses forces à « 20 000 fusils, 1 300 sabres et 74 canons ».

De son coté Townshend faisait aussi ses comptes : depuis le début du siège, la 6e division avait perdu 2 225 hommes « sans compter les morts de maladie ».

Il allait donc s’installer dans la défensive en attendant des temps meilleurs.





Les Britanniques tentèrent à plusieurs reprises de venir en aide au camp retranché de Kut. 

Mais la résistance que leur opposaient les Turcs les condamna à l’échec. Ainsi, les forces commandées par le général Aylmer subirent de lourdes pertes en janvier et mars 1916.




Le siège de Kut se poursuit


Cette phase correspond à ce que Townshend appelle « la période des demi-rations ».

Sur le plan des effectifs il disposait encore au 27 janvier de 8 356 combattants, dont 6 430 fantassins, sur un total de 10 513 hommes, blessés inclus. La 6e division avait de plus à son service 2 908 porteurs indigènes, soit un effectif rationnaire total de 13 421. Ces chiffres ne tiennent pas compte, bien sûr, de la population civile de Kut-el-Amara.

En ce qui concerne les munitions, il restait 750 cartouches par fusil, soit presque autant qu’au début du siège. Il est vrai que le nombre des tireurs avait diminué.

Ne négligeant pas le facteur moral, le commandant de la place assiégée demandait au GQG de faire envoyer à ses troupes indoues un message d’encouragement de leurs chefs coutumiers. Dès le 3 février, il en recevait un du vice-roi des Indes, qui se concluait ainsi : « l’Inde pense à vous et à vos troupes ». C’était bien nécessaire, d’autant plus que le scorbut avait fait son apparition dans les rangs des Indiens, ceux-ci refusant de manger de la viande de cheval.

En revanche, l’arrivée en Mésopotamie de la 13e division britannique, éprouvée sur le front des Dardanelles, était espérée.

De son côté le général Aylmer télégraphiait le 6 février 1916 son plan d’opérations : dès l’arrivée des renforts, fixer les Turcs sur place et les déborder par la rive droite du Tigre avec environ 12 000 « baïonnettes » appuyées par plusieurs brigades de cavalerie et une « forte artillerie ». Si tout allait bien, il était envisagé de poursuivre les Ottomans au-delà de la rivière Hai, et dans le cas le plus défavorable de les y fixer pour permettre le repli de l’ensemble de la garnison qui passerait sur la rive droite du Tigre. La encore, un problème de franchissement serait à résoudre avec des moyens limités.

Townshend répondait le 7 : il promettait l’appui de ses canons à la manœuvre du Corps d’armée, et disait encore au commandant de celui-ci ce qu’il devait faire, tout en précisant « Veuillez ne pas prendre en mauvaise part les suggestions que je me permets de vous offrir ». Parmi celles-ci figurait l’éventualité de ne rien faire en attendant l’arrivée de la 13e division, concluant « la prudence s’impose ».

En effet, cette division ayant transité par l’Egypte n’était attendue à Bassorah que pour la fin de février. Ce qui voulait dire qu’elle ne pourrait rejoindre sa zone d’engagement qu’à la mi-mars. Date à laquelle une nouvelle division turque était attendue à Bagdad, car l’ennemi bien sûr ne restait pas inactif.

Si sur ce plan le général Townshend se montrait pessimiste : « Je savais, d’expérience, que les renforts turcs devançaient toujours les estimations de notre Service de Renseignement », sur un autre il était plutôt optimiste. En effet, apprenant l’arrivée prochaine de la 13e division, il télégraphiait au GQG « pour poser ma candidature au commandement du nouveau corps d’armée ». La suite des événements allait cruellement le décevoir.

Ceci d’autant plus que des messages adressés par le commandement au Corps d’armée le 12 février, il ressortait qu’il faudrait encore attendre pour disposer des la division britannique comme des troupes devant être acheminées depuis l’Inde. On « raclait les fonds de tiroirs » sur place en rassemblant tous les isolés disponibles. Mais ce n’est pas ainsi que l’on fait des unités opérationnelles. En conclusion la hiérarchie hésitait entre reprendre l’offensive sans plus tarder, ou attendre les renforts annoncés au risque de voir les Turcs se renforcer également. Finalement elle laissait la décision au général Aylmer « mieux placé ».

Le général Townshend se faisait donc du mauvais sang, outre le fait que les plus grandes crues, imminentes, n’allaient pas favoriser les opérations. Et l’on assistait de nouveau à un dialogue de sourds : le commandement avec le général Aylmer décidant finalement que celui-ci devait « attendre tous les renforts qui pourraient lui parvenir, dans les limites de résistance de Townshend » tandis que ce dernier répondait que « Si l’on veut délivrer Kut, il faut le faire au plus vite avec les moyens les plus puissants ».

Or c’est deux divisions turques renforcées d’artillerie qui étaient annoncées. Et le 13 février, élément nouveau, un monoplan bombardait la ville, récidivant le lendemain. Compte tenu des moyens aériens d’alors, si ce bombardement était peu redoutable sur le plan des dégâts matériels qu’il pouvait causer, l’impact psychologique a dû être énorme. La 6e division se trouvait ainsi assaillie par les trois dimensions.

Seul point positif : le même 13 février 1916, un télégramme annonçait au commandant de la place que l’imam de Delhi autorisait la consommation de la viande de cheval, à condition que les animaux soient égorgés rituellement.

Le général Townshend recevait par ailleurs des réconforts : le 16 février un message du Roi-Empereur, dont il faisait un ordre du jour spécial, parlant de la « vaillante lutte des troupes placées sous vos ordres… »; et le lendemain c’était au tout du général Baratoff de câbler : « Je suis heureux de partager avec vaillant corps d’armée anglaise en Mésopotamie la joie de la prise d’Erzeroum par notre armée ».

Il n’est pas inutile de préciser que le chef russe avait rédigé ce texte en français. De même lorsque les Britanniques s’entretenaient avec des officiers turcs, c’était dans notre langue, Townshend signalant le cas unique d’un de ceux – ci qui comprenait l’anglais. Et lui-même répondra à Baratoff en français.

Malheureusement ceci ne changeait matériellement rien à la situation des assiégés : à la fin-février, les Turcs disposaient d’environ 30 000 hommes, dont 10 000 tenaient toujours en respects le corps d’armée de secours depuis leurs positions d’Hannah. Celles-ci auraient-elles été perdues ou tournées, les Ottomans pouvaient retenir l’assaillant sur les retranchements d’Essinn, qui on s’en souvient, dataient de la bataille de septembre 1915. D’ailleurs les conditions météorologiques avec les inondations qu’elles avaient provoquées, limitaient strictement les mouvements.

Lueur d’espoir : le 21 février, Aylmer prévenait Townshend qu’il allait avec tous ses moyens lancer une attaque-surprise le lendemain sur les positions d’Hannah, en aval d’Essinn.

Le 22 au matin, les assiégés entendaient le bruit d’une « forte canonnade » vers l’est, écrivait leur chef dans son journal. Mais les Turcs allaient s’accrocher au terrain « leurs officiers derrière eux, revolver au poing, abattant tout homme faisant mine de se replier » selon le commandant de la 6e division. Et dans la nuit suivante, c’était les Ottomans qui attaquaient le village de la distillerie, sans néanmoins aller au corps à corps, si bien que les Britanniques tenaient toujours la position au lever du jour.

Mais c’est pour « assurer ses arrières » que le général Townshend radio-télégraphiait le 26 février au GQG : il demandait à celui-ci de ne pas repousser en appendice de son rapport ses instructions générales lors de la bataille de Ctésiphon, car elles montraient « que j’avais attiré l’attention de mes chefs sur le danger d’une avance avec des effectifs aussi faibles que les miens ». Avec des moyens supérieurs, il aurait dispersé l’ennemi et occupé Bagdad, disait-il.

Pour l’instant la 6e division et son commandant se trouvaient toujours encerclés à Kut tandis que le corps d’armée se préparait à faire de nouveaux efforts désespérés pour les délivrer, cette fois en attaquant directement les positions turques d’Essinn.

Au 1er mars, Townshend faisait de nouveau ses comptes : il avait perdu 2 929 hommes depuis le début du siège. De son coté Aylmer annonçait que le mauvais temps l’obligeait à différer son attaque au
 mars.

C’est finalement le 8 mars 1916 au matin que le corps faisait donner son artillerie. Puis tentait d’enlever la redoute Dujailah d’où des tranchées rejoignaient la rivière Hai. En vain, les Turcs renforçant le point menacé. De son côté, Townshend attendait de voir les premières troupes britanniques apparaître, pour franchir le Tigre et les appuyer. Son attente fut bien sûr déçue, et il se contenta d’observer les mouvements ottomans.

Le 9 au matin, un avion anglais survolait Kut et larguait un message : le corps annonçait son échec accompagné de lourdes pertes, et concluait « nous serons obligés de rétrograder sur Wadi ».




En dépit de 108 canons et de 29973 combattants, les forces de secours britanniques ne purent s’ouvrir un chemin jusqu’à Kut pour délivrer 

les assiégés.


Kut-el-Amara tiendra t-il?


Compte tenu des circonstances, le général Townshend décida alors de faire abattre mille bêtes pour assurer la subsistance de la garnison. Simultanément, il envoyait un message au commandant du Corps d’armée, l’accusant en termes à peine voilés de s’être laissé intimider et de ne pas avoir fait tout le nécessaire pour le secourir. Il concluait par ces mots : « J’espère que le prochain effort tenté pour notre délivrance sera décisif ».

Le 10 mars, Aylmer faisait savoir qu’il avait rejoint Wadi sans problème, tandis que l’Armée lui annonçait l’arrivée de renforts, en fonction des bateaux qu’il pourrait faire descendre sur Bassorah.

Mais le même jour Khalil Pacha « commandant des troupes ottomanes d’Irak, gouverneur de Bagdad » adressait une lettre – rédigée en français – au général Townshend. Il y faisait un bilan de la situation et rendait hommage à son adversaire : « vous avez héroïquement accompli votre devoir militaire ». Ceci pour conclure qu’il avait le choix de résister « ou bien vous rendre contre mes forces, qui se multiplient de plus en plus ».

Le Britannique répondait tout aussi courtoisement qu’il espérait « un prompt secours ». Mais il était conscient de la situation, et que la famine le forcerait à capituler. Il évoque alors à titre de « cas concret » la défense de Belfort par Denfert-Rochereau qui avait obtenu de quitter la place avec armes et bagages : il aurait voulu obtenir les mêmes conditions. Le GQG, toujours optimiste, ne l’entendait pas de cette oreille, mais fit suivre au ministère de la Guerre. Et le 12 celui-ci remplaçait à la tête du Corps d’armée Aylmer par le général de division Gorringe. Ceci ressemblait à un limogeage sans gloire.

De son côté le commandant de la
e division ne semblait pas mieux en cour aux échelons supérieurs : le 16, l’Armée lui transmettait un message du chef d’état-major général de l’armée des Indes où celui-ci disait : « Jusqu’à quelle date Townshend peut-il tenir?.. Il a modifié trois fois ses prévisions et toutes nos opérations sont fonction de cette date ».

L’intéressé répondait : « Le 15 avril est la date définitive ».

Le nouveau commandant du Corps faisait alors son bilan : l’attaque du 8/9 mars avait coûté 513 tués, 2 508 blessés et 455 disparus, ce qui donne la mesure des efforts faits pour dégager Kut. Il restait cependant au général Gorringe 29 973 combattants appuyés par 108 canons.

Dans la place assiégée, la situation empirait du fait des ravages de la maladie : dans son message du 29 mars, Townshend dénombrait 580 cas de scorbut chez les Indiens et annonçait des vols « commis par les soldats et les Arabes ». Et il s’impatientait manifestement.

L’attaque de la dernière chance


Le 31 mars 1916, le général Gorringe adressait un message qui se voulait rassurant. De son côté Townshend faisait valoir qu’avec les effectifs dont celui-ci disposait il ne devrait pas avoir besoin du soutien de la garnison, affaiblie par quatre mois de siège et littéralement à bout de forces. Mais il ferait de son mieux.

On en était en effet à faire cuire de l’herbe pour la manger, ce qui provoquait des diarrhées parfois mortelles. Un général de brigade succomba ainsi. Et il restait dans la place une population d’environ 6 000 individus désormais persuadée de la victoire turque. Townshend la tenait en respect « en en fusillant un, de temps en temps, pour espionnage ou vol… »

Enfin, le 1er avril, la 13e division britannique arrivait pour relever la 7e dans ses tranchées face à Hannah, la 3e étant positionnée sur la rive droite du Tigre.

Le 5 avril au matin, l’attaque décisive était lancée. Les premières lignes turques étaient enlevées. Les assiégés soutenaient l’opération du tir de leurs canons qui prenaient pour cible les ponts et bacs permettant aux Ottomans de franchir les deux cours d’eau. Sans grand effet. Les combats se poursuivaient le 6, et l’eau montait, envahissant les tranchées amies et ennemies. La radio-télégraphie fonctionnait mal, du fait des « interférences atmosphériques ».

Le 7 avril, les assiégés apprenaient enfin que le Corps d’armée avait obtenu quelques succès dans son offensive, et en entendant rouler le canon reprenaient courage. Le même jour Townshend envoyait un long message de justification au sujet de son offensive manquée sur Bagdad…

Le 8, Gorringe lui télégraphiait : « L’attaque aura lieu demain à l’aube et nous espérons nous emparer de la position de Sannaiyat ».

Le 9 à l’aube, l’attaque était lancée comme prévu par la 13e division. Elle était bloquée à moins de 300 mètres des positions ennemies. Et les Britanniques s’installaient alors en défensive.

Cette fois la partie semblait jouée.

Le commandant de la 6e division proposait, si les Turcs se refusaient à toutes concessions, de tenter une sortie désespérée avec quelques centaines d’hommes « les plus utiles », soit état-major et spécialistes. Et dans le même temps il réduisait encore les rations alimentaires.

C’est alors que fut effectuée ce qui est sans doute la première tentative de ravitaillement d’une place assiégée par voie aérienne. Mais les besoins de la garnison étaient disproportionnés par rapport aux moyens disponibles : Townshend demandait quotidiennement 5 000 livres d’approvisionnements. De plus les conditions atmosphériques s’en mêlèrent. Cependant le 15 avril 3 350 livres de vivres étaient larguées, mais seulement 1 333 le lendemain. Le commandant de la 6e division demandait alors qu’on lui envoie 50 tonnes d’approvisionnement par un vapeur qui devrait forcer le passage.

Le 17 avril, le Corps d’armée recevait des renforts qui portaient ses effectifs à
 29 000 baïonnettes, 1 500 sabres et 133 canons ». Il repartait alors à l’attaque, mais sans guère d’autre succès que de prendre le contrôle des canaux d’irrigation qui avaient permis aux Ottomans d’aggraver l’inondation des environs : malgré des pertes effrayantes, conduits par des officiers allemands les Turcs contre-attaquaient à chaque fois.

Si bien que le 22 avril, le GQG radio-télégraphiait :

« Regrette vous informer qu’attaque de la position Sannaiyat a été repoussée par l’ennemi, Gorringe poursuit ses efforts ».




Entrée des troupes britanniques et de leurs prisonniers à Badgag en mars 1917.


La reddition de Kut-el-Amara


Le dernier espoir de la garnison était d’être ravitaillée par le fleuve.

A minuit, entre le 24 et le 25 avril, le vapeur « Julnar » appareillait. Il portait 270 tonnes de vivres. Rapidement décelé, il était canonné sur tout son parcours. Les Turcs avaient tendu une chaîne en travers du Tigre : elle se prit dans l’hélice du bateau qui s’échoua. Le lieutenant de vaisseau Firman de la Navy était tué, le capitaine de corvette de réserve Cowley qui l’assistait mourra de ses blessures. Certains prétendront : fusillé par les Turcs.

Le même jour Townshend était autorisé à entrer en pourparlers avec l’ennemi.

Dès le lendemain il rencontrait Khalil Pacha sur le Tigre.

Celui-ci connaissait les ravages du scorbut dans les rangs des défenseurs et savait qu’ils étaient près de mourir de faim : il n’admit aucune condition, proposant seulement au général britannique de le laisser partir seul s’il livrait son matériel intact.

Celui-ci refusa évidemment, et après avoir fait détruire ses canons, munitions, matériels et postes de TSF, il rendait la place le 29 avril 1916.

Pour le reste le chef turc fit preuve d’une grande courtoisie, comme en témoigne le général Townshend :

« Enfin, je priai Khalil Pacha d’envoyer Spot, mon fidèle fox-terrier, aux lignes britanniques, à mon ami sir Wilfred Peek, qui se chargera de le ramener chez moi… Il avait tué plus d’un rat durant le siège.
l rentra sain et sauf en Angleterre, j’eus le plaisir de le retrouver dans ma maison de Norfolk, à mon retour ».

Trois pages plus haut, le même écrivait : « Vingt hommes mourraient de faim chaque jour ». Cette insensibilité aux souffrances de la troupe choque aujourd’hui. n revanche, à l’époque personne n’aurait imaginé que l’on puisse envisager une guerre « zéro morts ». ’ailleurs, n’est-ce pas une simple formule de propagande?


Louis-Christian Gautier






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