L'écrivain et journaliste espagnol José Javier Esparza vient de publier un ouvrage de vulgarisation sur l'histoire de l'Espagne la Gesta española (Altera, 2007) qui est le recueil de ses chroniques à la radio COPE. Voici un extrait de cet ouvrage (une version raccourcie de ce texte a été publiée par l'hebdomadaire l'Homme nouveau dans un dossier consacré à la résistance des chrétiens à l'envahisseur musulman).
Il suffit d'ouvrir un manuel scolaire pour savoir que les Arabes ont envahi la péninsule ibérique en 711, balayant l'Espagne wisigothique et en imposant leur propre système, l'islam. En revanche, on sait beaucoup moins que cette invasion, victorieuse sur le plan strictement militaire, a rencontré de nombreux obstacles tant sur le plan social que religieux.
Près de deux siècles après l'arrivée des musulmans, réapparaît un foyer de résistance chrétienne à Cordoue, au cœur même de l'islam ibérique. Ces hommes et ces femmes qui se révoltent n'ont d'autres armes que leur foi, l'histoire les appellera les « martyrs de Cordoue». La répression musulmane allait être terrible, sans pour autant réussir à effacer le souvenir des martyrs.
Nous devons insister sur un point important. La conquête arabe ne s'est pas faite du jour au lendemain d'un coup de baguette magique. Les envahisseurs ont été aidés par l'écroulement du pouvoir wisigothique, miné de l'intérieur par une interminable guerre civile au cours de laquelle un des partis appela les musulmans à son secours. Aussitôt dit, aussitôt fait, les Arabes sont venus, ils sont restés et ils ont pris les rênes du pouvoir. Une majorité de l'élite wisigothique se convertit à l'islam pour conserver ses privilèges tandis qu'une minorité s'enfuit vers le nord pour échapper à l'islamisation forcée. Si les Maures s'étaient contentés de prendre la place d'une élite au pouvoir (les Goths), il est vraisemblable que la population les aurait acceptés sans grande résistance. Mais les Arabes amènent dans leurs bagages une religion différente qu'ils vont imposer en lieu et place du christianisme, et aussi une langue et des lois étrangères qu'ils entendent substituer à celles en usage. Ce viol des consciences motive, en différents endroits de la péninsule ibérique, une authentique résistance populaire autour de la défense de la foi catholique.
La résistance des Tolède
La ville de Tolède, l'ancienne capitale wisigothique, est un des points les plus remarquables de la résistance chrétienne à l'envahisseur. Les Maures l'ont prise dès leur arrivée en 711, mais la population, en grade majorité chrétienne, se soulève à de très nombreuses reprises. Ce sont les Mozarabes : des chrétiens auxquels le pouvoir musulman permet de pratiquer leur religion, mais dans des conditions insupportables de marginalisation et de subordination. À la fin du VIIe siècle, la révolte de Tolède conduit l'émir Alhakan Ier à déclencher une répression sauvage contre les habitants. Comme il ne parvient pas à vaincre la rébellion, il imagine un piège diabolique. Alhakan invite les chefs chrétiens à un dîner et au fur et à mesure qu'ils arrivent, il les fait égorger, jetant leurs cadavres dans une fosse. Selon les sources dont nous disposons, ce triste événement eut lieu en 797 ou en 800. Cette traîtrise ne met pas un terme à la rébellion des Tolédans. Les révoltes se poursuivent jusqu'en 932, quand Abderrahman III écrase la révolte en prenant la ville après un siège de deux longues années.
Pourquoi donc les habitants de Tolède se soulèvent-ils ? Pourquoi y a-t-il beaucoup d'autres foyers de résistance ? Pour une seule raison : le pouvoir musulman est intolérant et autoritaire. Il veut convertir tous les Espagnols à l'islam. Ceux qui n'acceptent pas peuvent, en théorie, demeurer chrétiens, mais dans la pratique toute pratique religieuse chrétienne est interdite à l'extérieur des maisons ou des rares églises où elle est tolérée. Il est interdit de contester le caractère prophétique de Mahomet. Il est interdit d'abandonner l'islam pour redevenir chrétien. Il est interdit de prêcher l'Evangile. Dans la Cordoue islamique, violer ces règles est puni de mort. Ce système est toujours en vigueur dans les pays où règne l'orthodoxie islamique. Si on est chrétien, il vaut mieux ne pas se faire remarquer. Si on se fait remarquer, on a du souci à se faire.
Les premiers martyrs
Il y a des problèmes, et beaucoup, dans la Cordoue Abderrahman II. Nous devons revenir à 825 car à cette date fait son apparition une forme singulière de résistance passive : celle des martyrs. Ici même, à Cordoue, la capitale de l'Espagne maure, les Mozarabes ne peuvent prendre les armes pour se défendre, comme ils l'ont fait à Tolède. Mais ils vont manifester leur résistance et leur fidélité à la religion du Christ (qui était, rappelons-le, la religion de tous les Espagnols avant l'invasion des Arabes) en acceptant volontairement la mort. C'est en 825 qu'apparaissent les premiers martyrs. En 828, l'empereur Louis, le fils de Charlemagne, écrit aux chrétiens de Mérida pour les appeler à la résistance. Les chrétiens sont très conscients de leur situation. Nous avons un texte daté de 850 qui le décrit parfaitement. Il dit ceci :
C'est en 850, la vingt-neuvième année du règne d'Abderrahman. Le peuple des Arabes, accroissant leurs richesses et leurs dignités dans les terres hispaniques, s'empara sous une cruelle tyrannie de presque toute l'Ibérie. Quant à Cordoue, appelée auparavant Patricia et aujourd'hui appelée cité royale après son établissement, l'émir l'a porté aux cimes, la couverte d'honneurs, l'a magnifiée de sa gloire, l'a comblé de richesses, l'a embellie avec l'affluence des merveilles du monde entier, bien au-delà de ce qu'il est possible de croire ou de dire, au point de dépasser, surpasser et vaincre en pompe mondaine aux rois de sa lignée qui l'ont précédé. En revanche, sous son pénible joug, l'Eglise est ruinée et conduite à l'extinction.
Euloge, l'auteur de ces lignes, est un éminent chrétien de Cordoue. Il a été éduqué dans des écoles paroissiales et dans des couvents, finissant par être ordonné prêtre. Devenant enseignant à son tour, il réintroduit l'usage du latin parmi ses amis pour la plus grande irritation du pouvoir musulman. Comment est-il possible que cet Abderrahman II, qui a porté la ville à des sommets de splendeur, puisse se comporter avec autant de cruauté à l'égard des chrétiens ? L'entourage de l'émir, comme cela arrive de manière récurrente en islam, est dominé par une variante du fondamentalisme musulman, dans le cas qui nous occupe, le « malikisme ». Ces intégristes exigeaient une application stricte de la loi islamique. Guidés par ce fondamentalisme, les musulmans ont fait du zèle contre les chrétiens. En réponse à ces agressions, les chrétiens ont renforcé leurs professions de foi, tout en sachant que la peine de mort serait la réponse des musulmans à leur résistance religieuse.
Le sort tragique de saint Parfait, le desservant de la paroisse de saint Ascicle, décapité le 18 avril 850, montre bien les mécanismes de la persécution islamique. Dénoncé aux autorités par deux Arabes qui l'ont conduit par la ruse à leur exposer la foi chrétienne, Parfait est conduit devant un tribunal musulman et un juge lui demanda ce qu'il pensait de Mahomet. Voici le dialogue que rapporte la chronique :
Les musulmans : — Toi ! Parfait ! Viens ici!
Parfait : — Que me voulez-vous ?
Un musulman, sibyllin : — Dis-moi : qui est le Christ ? Qui est Mahomet ? Que vas-tu nous dire de chacun d'entre eux ?
Parfait : — Jésus-Christ est le Seigneur, ses fidèles sont dans le vrai et seront sauvés; la loi du Christ est la loi du Ciel, offerte par Dieu en personne. En ce qui concerne ce que pensent les catholiques de votre prophète, je n'ose vous le dire car je sais bien que cela vous fâchera et que vous ferez retomber sur moi le poids de toute votre colère.
Un autre Maure, menaçant : — Nous ne t'avons pas demandé cela. Dis-nous : qui est Mahomet ?
Parfait : — Puisque vous insistez, je vais vous le dire. Mahomet est un faux prophète, l'homme du diable, sorcier, adultère, enjôleur, maudit par Dieu, instrument de Satan, venu des enfers pour la ruine et la damnation des gens.
Les musulmans : — C'est un scandale ! A mort !
Les musulmans coupent sans attendre la tête de Parfait. Mais le châtiment imposé au saint homme n'a pas les conséquences espérées par les Arabes, bien au contraire : le nombre des martyrs s'accroît. Après la mort de Parfait, pas moins de quarante-huit notables de Cordoue, tous chrétiens, s'offrent volontairement en sacrifice. À partir de ce moment se déclenche une véritable vague de condamnations à mort qu'il est difficile de quantifier. Entre le 3 et le 25 juin 851 les Arabes exécutent un laïc et onze moines. Le 25 novembre, sont mises à mort deux sœurs, Nunila et Alodia. Trois jours plus tard, la vierge Flora (fille d'un musulman et d'une chrétienne) et la religieuse Maria.
Les martyres provoquaient un profond malaise social tant à Cordoue que parmi les chrétiens sous domination musulmane. Inquiet par cette situation, Abderrahman convoqua un concile en 852. Le roi musulman veut obliger les évêques à condamner la recherche volontaire du martyre. Il ne peut l'obtenir. Le concile déconseille le martyre, mais se refuse à formuler une condamnation claire et nette. Pendant ce temps, les martyres se multiplient. Sur un autre front, l'agitation se poursuit à Tolède. Les chrétiens de cette ville mènent même des offensives contre la vallée du Guadalquivir. En représailles, les Maures intensifient la répression, les persécutions et les conversions forcées.
La tête d'Euloge
Abderrahman meurt en 852. Son successeur Mahomet I durcit la répression. Le 13 mars 857, sont décapités saint Rodrigue et saint Salomon. Le premier, un prêtre, a été dénoncé par son propre frère, converti à l'islam. Nous avons aussi connaissance d'autres noms. Par exemple Isaac, ancien domestique à la cour d’Abderrahman, ordonné prêtre; Sanche, un guerrier chrétien des Pyrénées devenu esclave dans la garde du sultan; Pierre, prêtre; Walabonse, diacre; Sabinien, et Wistremond le vieux Jérémie et Habence… Ces derniers se sont présentés devant un juge musulman et ils se sont offert volontairement au martyre. Nous savons ce qu'ils ont dit :
Nous répétons la même chose que nos frères Isaac et Sanche. Votre ignorance nous pèse, mais nous devons vous dire que vous vous bercez d'illusions, vous vivez misérablement, trompés par un homme mauvais et pervers. Rend ton jugement juge, imagine des tortures, mobilise tous des bourreaux pour venger ton prophète. Nous voici.
La répression musulmane réussit à diviser la communauté chrétienne. Certains, plus accommodants avec l'oppresseur, commencent à critiquer les martyrs, les appelant « insensés», d'autres défendent ceux qui professent leur foi au rique de la mort. Au premier rang des défenseurs des martyrs se trouve Euloge, le cordouan dont nous avons parlé. Son prestige au sein des Mozarabes est tel qu'il est élu évêque de Tolède en 858. Néanmoins, il ne sera jamais en mesure de prendre ses fonctions épiscopales. Les Maures ont vite compris qu'ils ne viendraient jamais à bout de la résistance chrétienne sans en finir avec Euloge.
Saint Euloge est emprisonné par les Arabes en 859. On l'accuse d'avoir abrité Leocricia, une jeune fille de parents musulmans, qui a été convertie par une nonne. Convaincue d'apostasie, la jeune fille est immédiatement exécutée. Quant à Euloge, il est conduit devant l'émir. On lui ordonne de se rétracter. Mais les juges n'obtiennent de lui qu'une défense passionnée de la foi chrétienne.exaspérés par tant d'outrecuidance, les musulmans décapitent saint Euloge le 11 mars 859, à trois heures de l'après-midi.
Les sources historiques sur les Mozarabes s'arrêtent avec la mort d'Euloge. Nous savons peu de chose d'eux. Tous les chrétiens de l'Andalous sont islamisés à marches forcées, intégrés de force dans les armées des émirs, arabisés dans leur langue, leur système d'écriture. Commencent alors les siècles du « silence » mozarabe. Mais nous savons aussi que ces communautés ont maintenu leur foi et leurs rites chrétiens, même au plus fort de la persécution, parce que nous conservons des textes liturgiques de l'église mozarabe. La flamme ne s'est jamais éteinte.
L'épisode des martyrs de Cordoue est aujourd'hui très politiquement incorrect. Le discours dominant aime à imaginer un Al-Andalous pacifique, pratiquant la tolérance entre les différentes religions. C'est une belle image d'Epinal, mais une image fausse. La vérité est bien différente.
En premier lieu, l'Espagne chrétienne, romaine et wisigothique a courageusement résisté à l'envahisseur, lui disputant sa victoire au cœur même de sa capitale, Cordoue. En deuxième lieu, la religion est l'élément crucial qui a rendu possible la résistance. Les Espagnols savent qu'ils sont avant tout chrétiens et leur amour du Christ les unit face à l'envahisseur. Enfin, pour défendre leur foi, les espagnols n'ont eu peur de rien, surtout pas du martyre. Certains l'ont même embrassé délibérément, jetant l'opprobre sur ceux qui, par lâcheté déguisée de prudence, ont préféré se soumettre à l'islam. C'est la leçon que nous laissent les martyrs de Cordoue, face à l'islam, seul le courage paye.
José Javier Esparza
3 commentaires:
C'est encore d'actualité aujourd'hui, merci beaucoup pour cet excellent texte qui agit comme un juste rappel.
Un chrétien d'Orient de passage.
Oui, tout à fait d'actualité, car étant un chrétien de Syrie, et dans le fond, c'est une peu juste en face de la péninsule ibérique à l'autre bout de la Méditerranée, le sort est sensiblement le même, la Reconquista en moins, qui pour nous n'eut pas lieu, malgré les Croisades.
Al Andalous est un mythe, le poids de la dhimmitude y fut le même que partout ailleurs au coeur de Cordoue comme au coeur de Damas.
D'ailleurs nos deux pays connurent une période Ommeyyade relativement "modérée" avant d'éprouver le joug de l'islam.
Un autre chrétien d'Orient de passage.
Très intéressant.
Je trouve sur votre blog des renseignements que je ne trouvais nulle part ailleurs sur Saint Parfait, dont la fête tombe le 18 avril.
Enregistrer un commentaire