vendredi 9 novembre 2007

L’Héroïque petite Belgique, un bobard de plus ?


Le roi Albert vu par la légende.

Dans un article du Spectator qui a fait beaucoup de bruit, l’économiste néo-conservateur flamand Paul Belien, et aussi polémiste à ses heures, a jeté un sacré pavé dans la mare en accusant le roi Albert Ier de Belgique, le « roi chevalier » de nos manuels d’histoire, d’avoir comploté en secret avec les Allemands dans le but de trahir les Alliés et de faire cause commune avec le Reich contre le Royaume-Uni et la France. Au-delà de la polémique, ces accusations reposent-elles sur un fond de vérité ? Les milliers de morts français et anglais tombés sur le sol de la Belgique exigent une réponse sans ambiguïté.

L’« Héroïque Petite Belgique », ce slogan tant répété durant la Première Guerre mondiale, fut-il un bobard de plus ? Cette guerre en avait déjà accumulé pas mal… L’article publié par l’économiste et polémiste flamand Paul Belien dans l’hebdomadaire britannique The Spectator du 31 juillet 2004 sous le titre « Perfidious Belgium » pouvait passer pour un règlement de comptes entre un nationaliste flamand et l’Etat belge.
En dépit des accusations portées contre le roi Albert Ier, l’article resta sans réponse dans la presse belge. La bibliographie francophone ne traite guère le sujet à l’exception d’un gros volume édité en France dès 1970 sous le titre les Buts de guerre de l’Allemagne impériale 1914-1918, (1) dont l’auteur, l’universitaire allemand Fritz Fischer, loin des querelles belgo-belges, confirme largement ou, plutôt, précède sur certains points son collègue flamand, preuves à l’appui.

Le roi Albert à l'époque de ses bonnes relations avec le kaiser.


Albert Ier : roi-chevalier ou roi-otage ?

Il semble qu’en lieu et place d’histoire on ait longtemps vécu sur un « montage » réussi de la propagande alliée.
Les Alliés ont largement fait appel à la Belgique pour alimenter la grosse artillerie de leur propagande. Viol de la neutralité belge, enfants aux mains coupées, soldats crucifiés, infirmières fusillées, tout était bon pour soutenir le moral tant des civils que des soldats.
Sur un registre plus subtil, les publicistes de la cause alliée mettaient en scène à loisir les courageux petits David (Albert Ier et son armée) contribuant à terrasser les méchants Goliath germaniques.
Ainsi naîtra le mythe tenace d’une défense héroïque des Belges face aux Allemands durant la Grande Guerre. Mythe réactivé en 1962 par le livre de Barbara Tuchman The Guns of August.
La réalité serait tout autre : le rôle de la Belgique durant la Première Guerre mondiale aurait été équivoque. Son souverain aurait été prêt à changer de camp en traitant avec l’Allemagne à la moindre occasion.
Rien ne trouve grâce aux yeux des sceptiques. L’héroïque résistance de Liège en août 1914 n’aurait été qu’une tragi-comédie. Quand le futur général Ludendorff, accompagné par seulement un officier, frappa le 7 août à la porte de la citadelle de la ville en s’imaginant qu’elle était déjà occupée par ses troupes, on lui ouvrit et la garnison belge se rendit aux deux hommes. Les Allemands se trouvaient ainsi maîtres de la ville, de sa forteresse, et surtout des deux ponts sur la Meuse, intacts.
Le général belge Leman, qui commandait la garnison de Liège, se trouvait semble-t-il bien abrité dans les profondeurs bétonnées du fort de Loncin, au nord-ouest de la ville. Malheureusement pour lui, l’artillerie lourde allemande dont on ne soupçonnait pas la puissance, faisait exploser le dépôt de munitions de la forteresse le 15 août. Leman, blessé, faisait partie des quelques survivants. Lorsque l’assaillant le releva, il dit à son homologue allemand von Emmich : « Je vous demande de bien vouloir attester le fait que vous m’avez trouvé inconscient ». Grâce à la presse, le malchanceux général belge devint un héros, symbole d’une résistance menée jusqu’à l’extrême limite des forces humaines.

Le roi Albert à l'usage des enfants.

Nous allons maintenant laisser la parole à Paul Belien, tout en nous permettant de commenter son texte lorsque cela sera nécessaire. Pour la compréhension de ce qui suit, rappelons que l’article en question a été publié dans les colonnes du The Spectator, mais ne semble guère avoir entraîné de réactions dans la presse qu’un an plus tard. Signalons aussi que l’auteur, aux opinions ultra-libérales solidement ancrées, est l’époux d’un député du parti indépendantiste flamand Vlaams Belang.
Voici pour la critique de la source. Mais les choix personnels de l’auteur ne doivent pas pour autant justifier le refus de prise en compte de son point de vue. Nous allons vous le livrer aussi fidèlement que possible, et ferons la critique du document lui même comme annoncé plus haut. Le lecteur jugera.

De trompeuses espérances vite déçues

« Au matin du 4 août 1914, le cabinet britannique déclarait la guerre à l’Allemagne par quinze voix contre deux et quatre abstentions. Il y était contraint par le traité de Londres (1831) qui faisait obligation au Royaume-Uni de garantir l’intégrité territoriale du nouvel Etat belge.
« Les troupes allemandes en route vers la France avaient traversé la frontière belge tôt ce même matin. Après l’assassinat à Sarajevo le 28 juin 1914 de l’héritier du trône autrichien, l’archiduc Ferdinand, l’Autriche avait déclaré la guerre à la Serbie. Berlin, qui était allié à l’Autriche, et Paris à la Russie, estimaient que le temps de la guerre était revenu. Si le Royaume-Uni était resté à l’écart, on aurait assisté à une répétition du conflit franco-allemand de 1870. Cependant cela allait coûter cher à Albion de venir au secours de la « pauvre petite Belgique ». Quatre ans plus tard, 700 000 jeunes britanniques avaient été massacrés (1,7 % du total de la population), tandis que les pauvres petits Belges avaient perdu 41 000 hommes (0,6 %).

Sur les bord d'un chemin, une tombe galloise.

« Celui que les Belges honorent encore pour avoir sauvé leurs grands-pères de la mort dans les tranchées de Flandre est le roi Albert Ier, grand-père du roi actuel Albert II. Lorsque le 2 août le kaiser avait lancé un ultimatum à Bruxelles lui demandant le libre passage vers la France pour son armée, les Belges l’avaient rejeté. Le point de vue de l’état-major général belge était que l’armée allemande était largement inférieure aux armées belge et française. Certains avaient même espéré l’attaque allemande sur la Belgique, ce qui devait lui permettre de contre attaquer vers Cologne et Trêves et d’occuper la Rhénanie. « Une telle offensive est dans nos moyens » déclarait un rapport secret de l’état-major général belge dans l’été 1913.
Le roi Albert et ses généraux découvrirent rapidement que les forces militaires allemandes étaient largement supérieures aux leurs. Lorsque Erich Ludendorff arriva à Liège le 7 août et frappa à la porte de la citadelle, la garnison lui ouvrit et se rendit. L’armée belge était sens dessus dessous. Tous les officiers étaient francophones et leurs subordonnés néerlandophones. Les Flamands étant commandés en français, il s’ensuivait de fréquents malentendus. Les artilleurs flamands recevant l’ordre « Visez la meule » détruisaient consciencieusement un moulin proche (dans leur langue, « moulin » se dit meulen).
« La défense belge s’effondra. Le 20 août Bruxelles tombait sans combat. Le roi Albert se replia sur le petit village côtier de La Panne, une petite agglomération avant la frontière française. Il s’installa avec son épouse Elisabeth à la Villa Maskens, qui était littéralement la dernière maison sur le sol belge. Le roi était résolu à attendre l’arrivée des Allemands pour se rendre. Il interdit aux soldats belges de franchir la frontière pour continuer à combattre le kaiser depuis la France. Pour Albert, la Belgique s’était bornée à défendre son propre territoire face à une agression, ce que les lois internationales permettaient à un pays neutre ; mais elle n’avait jamais rejoint le camp des Alliés, et ainsi n’était pas l’ennemie de l’Allemagne. Il espérait que cet argumentaire arriverait à convaincre Guillaume II de lui conserver son royaume. »
Paul Belien n’est pas le seul à le dire. L’historien Evrard Raskin a découvert le compte rendu de conversations entre le souverain et son premier ministre, Charles de Broqueville confirmant que le roi voulait capituler. C’est son épouse Elisabeth qui l’en dissuada avec fermeté.

Sauvé par l’inondation

Ce sont deux simples civils flamands qui devaient sauver la situation. Il s’agit de Charles Cogge, employé chargé de la surveillance des digues qui entouraient la ville de Nieuport à l’embouchure de l’Yser ; et Hendrik Geeraert, un vieil alcoolique, qui suggérèrent de noyer l’estuaire de l’Yser, créant ainsi un barrage aquatique d’un kilomètre et demi entre les Belges et les Allemands. On ouvrit les vannes le 27 octobre, engloutissant les prairies flamandes. Les Allemands n’arriveront pas à franchir la barrière de l’Yser.


Les Bretons ont chèrement payé la défense de l'Yser.

Le danger venait maintenant du sud : à une quarantaine de kilomètres de La Panne se trouvait la cité médiévale d’Ypres, qui elle n’était pas protégée par les flots. Les Belges l’avaient évacuée le 7 octobre, laissant le champ libre à l’ennemi. Mais les Britanniques reprenaient la ville le 13 octobre. Ils s’y accrochèrent durant les quatre semaines suivantes, mais au prix très lourd de 58 000 hommes. Les Allemands lancèrent une nouvelle offensive sur Ypres au printemps 1915. Les combats coûtèrent aux Britanniques 59 000 hommes. Les Belges n’ont participé à aucune de ces batailles. Ils défendaient un front largement submergé d’une quarantaine de kilomètres entre la mer et Dixmude, à une dizaine de kilomètres au nord d’Ypres. »


La naissance d’un mythe

« Durant les quatre années suivantes, les Belges se sont contentés d’être spectateurs de la guerre. Néanmoins, le couple royal belge devint immensément populaire dans la presse alliée. L’image du vaillant chevalier qui défendait chaque mètre du sol de son pays, littéralement depuis la dernière habitation de son royaume, séduisit le grand nombre. Le comte de Rosebery écrivit qu’Albert prouvait que « cette royauté n’est pas morte et que l’héroïsme est encore vivant ». Le comte faisait partie des plus de cent princes, hommes d’Etat et d’Eglise, écrivains et artistes, ayant contribué au King Albert’s Book de décembre 1914, hommage exaltant les vertus d’Albert et de « son petit royaume, nation martyre de cette guerre, vouée à la liberté, laissée en otage et mourant pour elle ».

Qu’en était-il réellement ?

Pour le savoir, nous allons provisoirement couper la parole au Flamand citoyen belge pour la donner à l’universitaire allemand Fritz Fisher, aujourd’hui décédé, lequel a légué à la postérité les Buts de guerre de l'Allemagne impériale, un pavé de 654 pages avec d’innombrables notes, agrémenté d’annexes, d’une bibliographie qu’il qualifie modestement de « sommaire », d’un index et de cartes. Dans cet ouvrage aussi rigoureux que volumineux, quelques dizaines de pages concernent les relations germano-belges.
On apprend ainsi que dès la crise de 1904, l’empereur Guillaume II avait exigé du roi des Belges, qui était alors Léopold II, une alliance avec la possibilité pour ses troupes de traverser la Belgique. Il lui offrait en échange le rétablissement du duché de Bourgogne, cadeau qui ne lui aurait pas trop coûté puisqu’il l’aurait fait aux dépens de la république française. Mais le souverain belge refusa.
Guillaume II invita son successeur Albert à Berlin en novembre 1913, alors que la guerre s’annonçait : la France venait de voter « la loi des trois ans » (de service militaire). Il offrit de nouveau une alliance à la Belgique dont le nouveau roi se déroba encore, scellant ainsi le sort de son pays.
Les projets d’entente entre souverains ayant échoué et la neutralité belge une fois violée, l’Allemagne allait derechef faire de nouvelles propositions au gouvernement du pays qu’elle venait d’envahir. Ceci dès la chute de Liège, soit en août 1914. Albert refusa de nouveau, estimant qu’accepter les offres de Berlin équivaudrait à renoncer à la neutralité à laquelle il tenait tant.
Une deuxième tentative va être faite à l’été 1915. Elle passera par la Bavière qui, rappelons-le, constituait un royaume, et le plus puissant des Etats hors la Prusse à l’intérieur de l’empire allemand. Or sa dynastie, les Wittelsbach, était apparentée à celle de Belgique dont il ne faut pas oublier l’origine germanique (9). Le chancelier de l’empire, Bethmann-Hollweg, accueille favorablement la proposition formulée par le comte Hertling, président du conseil du royaume de Bavière. L’intermédiaire sera la princesse Sophie, sœur de la reine Elisabeth de Belgique, représentée par son mari le comte Törring-Jettenbach pour les pourparlers.
Mais redonnons la parole à Paul Belien.

Pourparlers en famille

« Cependant à l’automne 1915, l’enfant chéri des Britanniques et des Français notait dans son journal (intime) que les Alliés étaient voués à une défaite totale ». « Dans les Empires centraux règnent la discipline et l’unité, tandis que du côté des Alliés tout dépend des politiciens. Les souverains d’Angleterre et de Russie sont inexistants, et permettent aux parlements – déjà totalement incapables en temps de paix – de prendre des décisions à des moments où la clairvoyance et l’énergie d’un homme supérieur seraient nécessaires. » Albert était particulièrement mordant vis-à-vis de « l’incroyable vanité » des Britanniques. « Si seulement la France voulait bien comprendre que ce n’est pas son intérêt de répandre son sang pour servir les buts égoïstes des Anglais. » La Belgique devait se détacher d’eux.
Albert contacta son beau-frère, diplomate allemand, le comte Hans von Törring zu Jettenbach. « Les rapports entre Londres et Bruxelles ont été empreints de froideur et de méfiance durant vingt ans » écrivait le roi à Törring le 30 octobre 1915. Celui-ci faisait savoir à Albert que Berlin voulait que la Belgique abandonne sa neutralité et s’allie militairement à l’Allemagne. Il exigeait aussi que dans la Belgique d’après-guerre la Flandre ait une administration civile distincte de celle de la Wallonie francophone. Le roi aurait pu accepter la première exigence, pas la seconde. Dans une lettre à Törring du 10 décembre 1915 il expliquait qu’il refuserait toute négociation ultérieure si les Allemands n’acceptaient pas le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures belges. A la suite de quoi Berlin abandonna son exigence pro-flamande, mais insista encore pour qu’Albert devienne son allié militaire. Mais rejoindre le camp allemand impliquait que les Britanniques s’empareraient du Congo, la riche colonie africaine de la Belgique. Le roi n’était pas prêt à prendre ce risque. »
Voyons maintenant comment l’historien allemand présente ces pourparlers.
Disons d’abord qu’il est beaucoup plus disert que Paul Belien, qui il est vrai devait faire tenir tout son propos dans un article de journal.
Comme nous l’avons brièvement vu plus haut, il semble que, contrairement à ce qu’affirme Belien, ce sont les Allemands qui ont pris l’initiative des contacts, plus particulièrement initiés par un Bavarois ce qui n’est pas indifférent : « Törring semble établir rapidement une liaison avec la Belgique. »
Pour le reste, Fischer confirme en détaillant les propos du Flamand.
Ainsi : « De la fin du mois de novembre 1915 au mois de février 1916, quatre rencontres secrètes eurent lieu à Zurich entre Törring et le professeur Waxweiler, le mandataire du roi des Belges. »

Les Allemands ont aussi perdu une partie de leur jeunesse en Belgique.


Quatre rencontres secrètes sans lendemain

A la demande de Bethmann-Hollweg, les 24 et 25 novembre 1915 Törring se montre officiellement très réservé. Waxweiler lui remet une lettre du roi des Belges où celui-ci, s’adressant à son beau-frère « s’élève énergiquement contre l’accusation par Berlin… selon laquelle la Belgique n’aurait pas avant la guerre observé impartialement la neutralité de son pays. » Mais Albert Ier précise que s’il combat aux côtés de l’Entente, c’est uniquement pour défendre la neutralité de son royaume et non en tant qu’allié.
Le Bavarois fait alors des propositions « privées », en fait celles du gouvernement allemand : droit d’occupation et de passage pour les troupes, mise sous contrôle des chemins de fer belges, rattachement à l’union douanière allemande. On voit que l’Allemagne vise des objectifs autant, sinon plus, économiques que militaires, ce qui reste ignoré de la plupart des historiens qui ont gardé les yeux fixés sur les champs de bataille. Ceci sera récurrent, le gouvernement de Berlin semblant avoir un temps d’avance sur celui des autres pays dans la prise en compte de l’importance de l’arme économique et de la géopolitique : malheureusement pour la « petite Belgique », elle se trouvait mal placée sur la carte de l’Europe. Ainsi Fritz Fisher écrit «…la Belgique est la clé de la paix générale. »
Le négociateur belge rejette ces « propositions » en s’accrochant au trinôme neutralité-intégrité-souveraineté.
Mais néanmoins il ne semble pas indifférent à un autre argument : l’éventualité d’annexion de régions belges d’intérêt stratégique, qui seraient compensées aux dépens du territoire français frontalier, en particulier en Flandre. Waxweiler reconnaît que certaines « améliorations » dans ce domaine seraient « souhaitables ».

Un début de conciliation

Lors de la deuxième rencontre le 20 novembre, on assiste à un début de conciliation.
Törring a fait entre temps un aller-retour à Berlin et Waxweiler « a reçu l’ordre de se montrer plus conciliant ». Même si l’historien allemand ne le dit pas, il est évident que cet ordre émane du roi en personne.
L’important est que les deux négociateurs vont rédiger un texte commun. En français, car c’était la langue diplomatique d’alors. Voici le préambule :
« L’Allemagne n’annexera pas la Belgique. L’Allemagne ne signera pas de paix sans obtenir des garanties contre les attaques pouvant venir de l’Angleterre ou de la France. Ces garanties seront établies en Belgique. En tout cas, elles respecteront la complète autonomie intérieure du royaume et n’entraîneront aucune immixtion dans l’administration du pays. »
Ceci laissa Törring penser que l’on pourrait aller plus loin, et sinon satisfaire aux exigences allemandes présentées plus haut, du moins obtenir que la Belgique renonce à sa neutralité. Ce qui aurait du coup enlevé aux Alliés une justification morale à leur guerre, ajouterons-nous.
Ainsi pour les Belges le spectre de l’annexion s’évanouissait. La perte de territoires avec des compensations au détriment de la France (vallée de la Meuse, Maubeuge, Roubaix et Tourcoing) semblait satisfaire Waxweiler. De plus, le négociateur allemand suggérait à son gouvernement de se montrer lui aussi conciliant. Connaissant « la fin de l’histoire » on a aujourd’hui peine à imaginer que c’était l’Allemagne qui envisageait alors d’exiger des « réparations », en particulier de la Belgique : Törring propose au contraire qu’on lui offre « une indemnité de guerre mise à la charge de nos adversaires. » Il n’empêche que le but final était d’établir une forme de protectorat sur le royaume (les Allemands employant la formule « Etat tributaire »).

Le point optimum pour les Belges

Lors de la troisième rencontre des 5 et 6 janvier 1916 est atteint le « point optimum des dispositions favorables des Belges ». Fritz Fischer précise cependant, avec la prudence de l’historien scrupuleux, « apparentes ou réelles ».
Mais le roi Albert Ier aurait-il osé faire preuve de duplicité dans une lettre autographe à son beau-frère (destinée en fait au chancelier d’Allemagne) ?
Le souverain belge y fait des contre-propositions qui pour Törring manifestaient sa disposition à « renoncer au principe de la neutralité et à s’appuyer à l’Allemagne… »
Dans sa missive Albert prend acte du fait que la neutralité imposée à son pays lors de sa création (1830-1831) n’a pas réussi à l’empêcher d’être impliqué dans le conflit. Il en déduit qu’il faut adopter de nouvelles « dispositions », mais que le serment qu’il a prêté à la Constitution lui interdit « un quelconque témoignage d’inféodation ». Il suggère un accord germano-belge sous forme de convention défensive, mais entre partenaires traitant sur un pied d’égalité, et que les Allemands se contentent d’occuper des villes françaises frontalières auquel cas il mettrait les voies ferrées nécessaires aux liaisons sous leur contrôle. Et pour faire bonne mesure les Belges céderaient de fait les places fortes de Liège, Namur et Anvers, en y laissant des garnisons symboliques.
Le roi conclut ainsi :

A l’instant même où l’Allemagne aura compris que les garanties qu’elle demande pour assurer sa sécurité à l’ouest ne doivent en aucune façon toucher à l’indépendance politique et économique de la Belgique ou à son intégrité territoriale, l’inquiétude dont tu parles disparaîtra.
On aura au passage remarqué que l’intimité d’Albert avec Hans (von Törring) est telle qu’il emploie le tutoiement.
En conclusion, ce qui est proposé est une véritable collaboration avant l’heure.

La dernière rencontre

La quatrième et dernière rencontre de Zurich aura lieu le 25 février 1916.
Le point crucial est la réponse du chancelier Bethmann-Hollweg aux propositions belges du 5 janvier formulée dans une lettre de Törring à Waxweiler. Nous ne la citerons pas in extenso comme le fait Fisher, nous contentons d’en relever les points-clé.
L’Allemagne est toujours attachée à ses « garanties réelles », comme avec la Pologne à l’est, et le texte commence ainsi :
« Le gouvernement impérial apprend avec plaisir la décision de S.M. le roi Albert de renoncer à la neutralité de son pays. » C’était à notre avis forcer un peu la main au souverain belge.
« La complète autonomie intérieure de la Belgique sera conservée et garantie à ce pays. » Mais pour les limites du territoire, ce sera selon la bonne volonté du gouvernement de Bruxelles. On évoque aussi l’outre-mer : le riche Congo attire les convoitises de l’Allemagne qui en voudrait bien un morceau. Par ailleurs Berlin réclame de véritables « places de sûreté », et pas seulement en France.
Le texte revient aussi sur la volonté de contrôle économique, dans un but annoncé comme stratégique : chemins de fer, port d’Anvers, et une union douanière pour couronner le tout. Bizarrement l’Allemagne semble tenir beaucoup à ce que la Belgique aligne sa législation sociale sur la sienne (la plus avancée de l’époque) : « Cet engagement devra être dans le texte du traité de paix », conclut le mémorandum.
Mais Törring garde prudemment le document en poche plutôt que de le remettre à Waxweiler.
De son côté Berlin estime que les négociations sous le signe des alliances dynastique piétinent. Et il y a eu des « fuites », qui ont entraîné l’expédition par l’Entente d’une note à la Belgique qui manifestement adopte un profil bas et répond le 12 février dans des termes qui « affectent douloureusement » le gouvernement allemand, comme le dira le 25 février le comte Törring à son interlocuteur belge. Celui-ci assure que seuls le roi et la reine sont au courant. Néanmoins les pressions alliées ont porté leurs fruits.
Et l’on se quitte sans que l’Allemand ait remis le texte en question, de peur de jeter de l’huile sur le feu.
Un prochain rendez-vous est convenu pour mai : il n’aura pas lieu.
L’historien allemand – mais qui se montre peu indulgent pour la politique de son pays – se demande « à quel motif obéissait le roi Albert en acceptant la discussion avec l’Allemagne ? » Il formule plusieurs hypothèses mais prudemment ne conclut pas.
Mais nous avons trop longtemps privé de parole l’auteur de l’article du Spectator.

Selon le sort des armes…

« Au début de 1918, après trois ans d’inquiétudes au sujet du Congo, de nouvelles négociations étaient ouvertes avec Törring. Elles coïncidaient avec la grande offensive allemande de mars qui avait refoulé les Alliés sur la Somme. Compte tenu de l’ampleur de l’offensive allemande, les commandants des armées françaises et britanniques, les maréchaux Foch et Haig, demandèrent de nouveau aux Belges de placer leurs troupes sous un commandement allié commun. Albert refusa encore. Le président français Raymond Poincaré, le premier ministre (sic) français Georges Clemenceau et le premier ministre britannique David Lloyd George se rendirent tous à La Panne pour s’efforcer de convaincre Albert. Ils échouèrent.
Le 10 juillet 1918, Albert se décidait finalement pour une paix séparée germano-belge. Le général Galet, son plus proche conseiller militaire, formulait ainsi la chose : « Nous sommes convaincus que l’Allemagne nous rendra notre pays. La France va continuer la guerre pour (re) prendre l’Alsace-Lorraine, et l’Angleterre pour assurer son prestige mondial. Ce sont les buts de guerre des grandes nations pour lesquels nous ne sommes pas prêts à verser une goutte de sang belge. »
Ces négociations secrètes sont confirmées par Fisher, du moins celles menées avant l’offensive allemande de printemps, et très brièvement : « Le (Albert) menaçant et le suppliant en même temps, on lui offrait une dernière chance de paix séparée, basée sur les conditions allemandes. » Cette dernière chance ne sera pas saisie, c’est Belien qui explique pourquoi.
« Mais une semaine plus tard il se produisait un dramatique retournement de situation sur le front. Le 18 juillet les Britanniques et les Français contre-attaquaient et réussissaient à arrêter l’avance allemande. Albert décida d’attendre et voir comment la situation allait évoluer. Le 8 août les Anglais et des Américains nouvellement arrivées portaient un coup sévère aux forces allemandes près d’Amiens : 15 000 Allemands à bout de forces déposaient les armes. Avant le 25 août, 140 000 Allemands de plus s’étaient rendus tandis qu’un demi-million désertait (12). La résistance allemande s’effondrait bientôt sur tous les fronts. Le 26 septembre 1918, Albert plaçait finalement l’armée belge sous commandement allié. Il n’était plus « neutre ». L’offensive alliée finale fut lancée le 29 septembre. C’était la première offensive de la guerre à laquelle les Belges participaient.
Le roi (des Belges) devenait soudainement le combattant le plus enthousiaste. Lorsqu’au début novembre les Allemands demandèrent un armistice, il fut très déçu. Le président français Poincaré, qui le rencontra le 9 novembre, nota dans son journal qu’Albert était « attristé par la nouvelle de l’armistice, qui, disait-il, lui dérobait sa victoire. »

Albert, un roi face à un choix et sauvé par le succès anglais du 8 août 1918.




Allemands et Flamands, même combat ?

Bien que l’article du Spectator n’en parle pas, il nous paraît intéressant d’introduire dans cette étude comparative les rapports entre l’occupant de la Belgique et des éléments Flamands, qui font incontestablement partie du contexte.
Revenant sur la question belge en novembre 1917, Fisher traite des conclusions tirées par Ludendorff de la seconde révolution russe dite « d’octobre », survenue en début de mois. La Russie mettant à son tour en avant le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », les rapports avec les Flamands s’en trouvent affectés.
Dès août 1916, le Vatican avait offert de servir d’intermédiaire entre l’Allemagne et la Belgique en vue de négociations. Déjà le 16 juin le député du centre catholique au Reichstag Matthias Erzberger avait été chargé d’informer le pape que « l’Allemagne est toute disposée à accueillir favorablement des pourparlers de paix par l’intermédiaire de Sa Sainteté. Pour le secrétaire d’Etat von Jagow la Belgique serait le point « où Sa Sainteté doit appliquer d’abord le levier » en vue de parvenir à une paix séparée préludant à un accord général : la diplomatie allemande avait de la suite dans les idées.
En se limitant à ce qui nous intéresse ici, signalons qu’Erzberger prévoyait la séparation administrative de la Flandre et de la Wallonie, avec pour argument vis-à-vis du saint-Siège : « Les Flamands sont des catholiques fervents, tandis que les Wallons sont en majorité francs-maçons et socialistes et tendent sans cesse à se réclamer de la France républicaine et athée. ». Déjà le gouvernement militaire allemand d’occupation avait promis le libre usage du flamand à l’école, dans les bureaux et dans la presse. Mais les choses sont allées plus loin.
Elles progresseront en 1915-1916 alors même que les pourparlers sont entamés en vue d’une paix séparée avec la Belgique. Le chancelier du Reich crée un « comité flamand » et le « Conseil des Flandres » naîtra en février 1917. Bethmann-Hollweg s’en explique sans complexe : « Au point où en sont les choses, nous ne pouvons espérer disposer à notre gré de la Belgique à la fin de la guerre… Le problème est de savoir si en soutenant énergiquement la cause flamande nous améliorons notre position basée sur une telle alliance défensive avec la Belgique. Je crois pouvoir répondre par l’affirmative ».
Il y avait donc manifestement une part de realpolitik dans le soutien apporté aux Flamands. Ainsi le chancelier renouvelait un gouverneur général von Bissing son désir de présenter l’Allemagne en « bienfaitrice des Flamands ». En septembre 1917, toujours en vue d’un « traité de paix avec la Belgique » il est envisagé de diviser celle-ci en deux Etats autonomes en union personnelle avec la couronne.
L’empereur Guillaume II lui même était enthousiasmé, et il ébaucha par écrit un programme prévoyant : « Dans le cas d’une Flandre autonome, convention militaire » ; le texte comprenait aussi un volet politique : « Flamands réunis aux Hollandais afin de brouiller ces derniers avec les Belges ». Le retour à la situation antérieure à la révolution (provoquée) de 1830, en quelque sorte.
Mais les autonomistes flamands les plus radicaux allèrent encore plus loin : le 22 décembre 1917, le Conseil des Flandres proclamait l’indépendance et s’auto dissolvait en vue d’une consultation électorale.
Les Flamands voulaient un véritable Etat, avec représentation à l’étranger : c’était trop pour les autorités allemandes, et le gouvernement général interdit la publication de l’appel.
Néanmoins, lorsque le gouvernement belge, replié à Sainte-Adresse en Seine Inférieure, repoussa l’offre officielle de paix formulée par Hertling, Guillaume II écrivit rageusement : « Plus de pardon ! Qu’on les divise. » [les Belges].
Certes le gouvernement allemand a subordonné son soutien des autonomistes Flamands aux intérêts du Reich et il ne s’en est pas caché. Mais celui-ci avait aussi une base plus profonde que la realpolitik.
Un élément dont on croit généralement qu’il n’a été pris en compte que par le IIIe Reich : la solidarité des peuples germaniques et le devoir pour l’Allemagne d’en être le moteur.
Dès mars 1915, le général Bissing, gouverneur du pays occupé, admettait (comme son chancelier) que l’Allemagne « est tenue, moralement, de protéger la population flamande également d’origine germanique. »
A coté des considérations pratiques concernant le déroulement des opérations militaires et la politique générale, ce thème restera un fil conducteur tout au long du conflit.
Cette conscience d’appartenance à un même ensemble ethno-culturel était réciproque, et l’« Exposé de la délégation du Conseil des Flandres à Son Excellence monsieur le chancelier du Reich » est ainsi conclu : « Seule l’intervention allemande peut sauver l’avenir national du peuple flamand. Ainsi l’Allemagne veille à la sauvegarde de ses intérêts et accomplit sa plus noble mission dans le monde, qui est de ne pas laisser périr ce poste avancé du germanisme dans la marche de l’ouest ». Certes ce texte aurait été inspiré par la tendance radicale « Jeune Flandre ».
Enfin, c’est le chef de la section politique auprès du gouvernement général, von der Lancken, qui fait fin 1917 pour Ludendorff un bilan réaliste mais sans rien abandonner sur le plan des principes :
« Le sens racial germanique… des masses se trouvait affaibli par des influences politiques et religieuses. Les sentiments démocratiques des Flamands prédisposaient mal ceux-ci à n’être qu’un rouage d’une machine politique étrangère. »
Ce serait manquer de probité que de ne pas reproduire la conclusion de l’article de Paul Belien, même si elle est volontairement provocatrice :

Un Flamand dénonce les Belges aux Anglais

La vérité au sujet de la politique du roi Albert durant la guerre de 1914-1918 est peu connue au Royaume-Uni. Beaucoup croient encore au mythe selon lequel le roi des Belges aurait été l’un des plus grands héros alliés. Alors que les Belges étaient déjà durant la Première Guerre mondiale tels que Winston Churchill les définissait durant la Seconde « les plus méprisables de tous les neutres » et leur roi « un être faible, parfaitement représentatif de la nation belge qui a vainement espéré se tenir à l’écart de cette guerre, sans considération de ce qu’elle devait à ceux qui l’avaient sauvée dans la dernière.
Les éditeurs britanniques auxquels j’ai proposé un manuscrit sur l’histoire (history) de la Belgique et ses nombreuses trahisons du Royaume-Uni – à laquelle la nation belge doit son existence – me l’ont renvoyé. Ils déclarent que le public britannique ne sera pas intéressé par cette histoire (story). Je peux comprendre cette répugnance à confronter la triste vérité à la mort de centaines de milliers de soldats britanniques pour un pays qui ne méritait pas leur sacrifice. En tant que Flamand, je ne peux m’empêcher, en parcourant les innombrables cimetières britanniques qui entourent Ypres, d’éprouver une profonde mélancolie devant un tel gâchis.


Les fleurs des Flandres.
Les propos de Paul Belien sont à replacer dans le contexte des rapports polémiques entre les Flamands et l’Etat belge. Toutefois, il a l’immense mérite de mettre en lumière des faits indéniables qui s’inscrivent

1 commentaire:

Anonyme a dit…

En dépit d'une hypothétique et sombre cuisine intérieure de dirigeants, vos propos sont une insulte pour la mémoire des milliers de soldats Belges tombés pendant la première guerre (sans oublier ceux de la seconde !). Vous semblez les oublier....