L’hécatombe des fous
Isabelle von Bueltzingsloewen
Aubier, 500 p., notes, ill., annexes, biblio., 22 e,
ISBN 978-2-7007-2364-9.
Voici quelques années, le sort tragique des aliénés internés dans les asiles français entre 1940 et 1945 a fait les beaux jours de la presse de gauche, jamais en retard pour stigmatiser le régime de Vichy. Sous la houlette d’historiens mémoriels, des publicistes ont exposé au grand jour la responsabilité directe du gouvernement français dans la mort de 45 000 malades mentaux. Pour ces défenseurs des bonnes causes, Laval, Pétain et toute leur clique avaient cherché à imiter les Allemands dans leurs dérives criminelles et les aliénés tout comme les Juifs en avaient été les innocentes victimes. L’accusation était grave pourtant, en dehors de hâtives comparaisons avec les politiques sanitaires allemandes et des procès en amalgame l’appareil documentaire soutenant ces affirmations était mince. Des historiens n’ont pas manqué de relever la fragilité du réquisitoire et à remarquer qu’à force de voir du génocide partout et de débusquer une volonté génocidaire derrière chaque fonctionnaire français entre 1940 et 1944, ces « historiens » relativisaient de manière insupportable l’extermination des malades mentaux par le régime hitlérien, politique parfaitement documentée et historiquement irréfutable. Pour tirer cette affaire au clair, l’historienne Isabelle von Bueltzingsloewen a mené une enquête exhaustive, passant les archives au crible fin, recueillant les témoignages et les documents, reconstituant le fil des événements. Son analyse remet la tragédie des hôpitaux psychiatriques dans le contexte plus général de la crise profonde subie par la société française durant l’occupation. Mais, aussi, et surtout, elle montre comment la mort physique de ces aliénés est surtout la conséquence de la « mort sociale » des aliénés, retranchés de la société par leur internement et qui sont déshumanisés au point de ne plus représenter qu’un chiffre au budget sanitaire des départements. En forçant le trait, on pourrait dire que ces aliénés ne sont pas mort de faim, mais d’indifférence. Tout en exonérant le gouvernement de toute intention génocidaire, comme le prouve la décision de décembre 1942 d’accroître les rations des malades mentaux internés, l’auteur montre bien que la guerre et les conditions insupportables d’internement ont conduit à réduire le nombre d’aliénés internés et à rendre à la vie sociale ceux dont l’état le permettait à un moment où la pénurie de main d’œuvre facilitait l’intégration des cas les plus bénins.
La conclusion désabusée de l’ouvrage est à la fois une leçon et un avertissement. Une leçon tout d’abord car elle montre à quel point l’historien peine à remonter le courant de la dérive mémorielle. Quand un secteur de l’opinion dans sa course à la concurrence mémorielle a réussi à imposer l’existence d’une génocide, d’une extermination ou d’un holocauste, il supporte mal l’intrusion des historiens. Un avertissement aussi : le devoir de mémoire n’a de sens que s’il est aussi un devoir de rigueur. La lecture de ce livre n’est pas une partie de plaisir tant le trait de l’auteur est dur dans sa description de la tragédie mais ce travail a toute sa place dans cette excellente collection dirigée par Alain Corbin et Jean-Claude Schmitt qui réussit l’exploit de ne jamais décevoir ses lecteurs.
Extrait
Mais la domination qu’exerce la thèse de l’extermination douce dans le champ mémoriel oblige aussi l’historien à s’interroger sur le sens de son intervention ; en particulier sur sa capacité, en tant que scientifique, à se faire entendre dans l’espace public, à partir du moment où ses travaux ne vont pas dans le sens attendu et où il se refuse à cautionner une contrevérité scientifique sous prétexte qu’elle sert « la bonne cause ». On a souvent reproché – parfois très durement – aux historiens de ne pas s’être penchés sur le sort des malades mentaux français sous l’Occupation. Pourtant, lorsque Olivier Bonnet et Claude Quétel se saisissent de la question en 1991, ils sont accueillis par une volée de bois vert. On ne trouble pas impunément la vulgate mémorielle. Les travaux de Samuel Odier, qui compte parmi les signataires de la pétition « Pour que la douleur s’achève », sont infiniment mieux accueillis par tous ceux qui cherchent une caution scientifique à la thèse de l’abandon à la mort. En revanche, Henry Rousso, très impliqué dans la dénonciation des excès et des dérives du devoir de mémoire, concentre toutes les attaques. En 1994, dans un Passé qui ne passe pas, le directeur de l’Institut d’histoire du temps présent avait commenté en des termes musclés une émission de « la Marche du siècle » consacrée à l’accès aux archives des années noirs au cours de laquelle avait été évoqué le sort des malades mentaux sous l’Occupation : « Non contents d’“inventer” un génocide, certains prétendent avoir trouvé son responsable en la personne d’Alexis Carrel, connu pour ses théories eugénistes et devenu depuis quelques années une nouvelle figure diabolique en vogue. Or Alexis Carrel n’a jamais fait partie du gouvernement de Vichy et n’a jamais eu une quelconque responsabilité à l’époque dans la politique pratiquée par les hôpitaux psychiatriques […] Que certaines de ses théories soient nauséabondes est une chose, prétendre qu’elles ont été la cause d’une crime de masse prémédité par Vichy et occulté par la suite, alors qu’il est imaginaire, en est une autre. Cet exemple entre mille montre à quel point un programme télévisé, pourtant de valeur, peut amplifier des polémiques infondées, qui, sans les caméras, ne rencontreraient qu’un écho limité et sans conséquences, sinon dans un milieu restreint. » Cette intervention suscite des réactions virulentes qui tournent rapidement au procès d’intention. « Quand des individus en 1945, quand Max Lafont en 1981 puis en 1987, essaient de dire la vérité, il se trouve des historiens pour minorer l’importance des faits avérés et refuser qu’on réfléchisse aux responsabilités engagées » accuse Antoine Spire. Et Max Lafont de renchérir avec véhémence : « De quel droit quelques historiens bien au chaud viendraient-ils trancher, comme si c’était cela qu’on leur demandait et qu’ils font quelquefois : condamner encore les victimes ? »
Soupçonnés d’être à la solde du pouvoir, jusqu’à inverser l’histoire pour transformer les bourreaux en victimes, les historiens sont donc présentés comme des intrus par ceux-là même qui, les somment de jouer les experts. Et ils les accusent de vouloir défendre leur pré carré. « Max Lafont n’est pas un historien professionnel, mais ceux-ci n’ont-ils pas tout à gagner du regard historique qu’un médecin porte sur le passé de sa profession ? », demande, faussement naïf, Antoine Spire. A quoi nous répondons : l’historien a énormément à apprendre des acteurs comme il a énormément à apprendre des témoins. Mais la question n’est pas de savoir si les acteurs peuvent « écrire l’histoire » ou s’ils doivent abandonner cette prérogative aux historiens « professionnels ». L’enjeu n’est pas celui de la légitimité. Il est celui de la rigueur. Le devoir de mémoire n’a de sens que s’il est aussi un devoir de rigueur.
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