Un mariage qui aurait
changé la donne en Europe
Les Français ont oublié le mariage entre la duchesse Anne de Bretagne et Maximilien, le futur empereur d’Allemagne. Par cette union, les Bretons voulaient préserver l’indépendance de leur duché et les Habsbourg prendre la France à revers pour protéger leurs domaines bourguignons. Mais la faiblesse militaire de l’Empire et la puissance du roi de France firent échouer cette alliance qui aurait pu changer l’équilibre politique de l’Europe et modifier profondément l’histoire de France.
Maximilien Ier, roi des Romains, duc de Bourgogne et de BretagneLe successeur légitime de François II n’est pas le roi de France Charles VIII, mais l’archiduc Maximilien d’Autriche, qui tient le duché du chef de son épouse, la duchesse Anne. C’est du moins ce qui ressort de la titulature employée par le roi des Romains en 1492 et 1493 : les duchés de Bretagne et de Bourgogne forment le dernier étage d’une stratigraphie politique qui semble donner raison à l’adage
Alii bella gerant ; tu felix Austria, nube…
Dans le cas précis de la Bretagne, comme dans celui de la Bourgogne, il est davantage question de guerre que d’hyménées. En 1491, le roi des Romains ne règne pas plus à Rennes qu’il ne règne à Dijon, et la plupart de ses titres ne sont que des chimères, rêves de gloire à venir ou lointains souvenirs.
Un mariage par procurationCélébré par procuration le 19 décembre 1490, à Saint-Pierre de Rennes, le mariage de la duchesse Anne et de Maximilien Ier a été annulé de fait un an plus tard, en scellant définitivement le destin de la Bretagne et en provoquant une onde de choc dont les effets ont perduré pendant des décennies. Il convient d’aller au-delà du thème (apparemment anecdotique) du rapt de la fiancée
(Brautraub), abondamment développé par là propagande impériale, et de la remise en cause d’un traité de paix qui prévoyait de faire de Charles VIII le gendre de son compétiteur. Les enjeux de ce vaudeville se jouent à l’échelle de l’Europe : ils s’inscrivent dans le cadre d’une lutte séculaire entre les rois de France et la maison d’Autriche.
« De l’alliance dudit mariage furent plusieurs nobles gens fort émerveilliez pour plusieurs causes, souverainement pour ce que la duché de Bretaigne… estoit lors avironné, persécuté et besaudé du roi de France » (Molinet).
Les historiens connaissent bien le tableau que brosse Commynes à la fin du règne de Louis XI : le souverain laisse à son fils un royaume pacifié, protégé par de bonnes garnisons, par des alliés bien pensionnés et des ennemis fort divisés. La Bretagne « à qui il portoit grant hayne (était) en paix avecques luy, mais il les tenoit en grant peur et en grant crainte, pour le grant nombre de gens d’arme qu’il tenoit logez à leurs frontières ».
Une carte géographique parue en 1493 permet de fixer les représentations géographiques de Maximilien ou de ses contemporains : la France correspondait d’abord au bassin de la Seine séparé des régions voisines par des zones de montagnes. La Bourgogne et la Bretagne étaient deux ensembles symétriques.
De fait, la Bretagne et l’Autriche n’étaient pas dépourvues de relations. « En son vivant, dit Molinet, le duc François estoit conféderé et allié à la Maison d’Austrice et, long tampz paravant, au duc Charles de Bourgoigne » ; « il avoit longz ans fort debellé les Franchois et chevalereusement résisté à leurs emprises ».
Une alliance bretonneLes liens entre les princes de Bretagne et les Habsbourg sont probablement moins vivants, mais ils existent. Ainsi, Éléonore d’Écosse (morte en 1480), qui avait été l’épouse de l’archiduc Sigismond de Tyrol, cousin de Frédéric III, n’était-elle pas la belle-sœur de François Ier ?
D’après Commynes, le troisième enfant de Marie de Bourgogne et de Maximilien s’était appelé François, en hommage au duc de Bretagne : un patronage d’autant plus significatif que les deux aînés portaient les noms de leurs ancêtres bourguignons.
Cette naissance est d’ailleurs contemporaine de l’alliance austro-bourguignonne renouvelée par François II en 1480 « pour le plus grand désir et cordiale affection que avons a l’entretenement et continuation de bienveillance, amitié et bonne intelligence entre nosdits cousins d’Osteriche et de Bourgogne… ». Rapprochement sans véritable consistance, car les Habsbourg ne disposaient pas des moyens de leurs ambitions. Le slogan AEIOU inventé par Frédéric III
(Austriae est imperare orbi universo ou Alles Erdreich ist Osterreichs Untertan : « Toute terre est soumise à l’Autriche ») résonnait assez mal au moment où Mathias Corvin régnait à Vienne (1485-1490) après s’être emparé des terres héréditaires de la maison d’Autriche ; l’Empire n’était encore qu’une grande coquille, et pas même l’esquisse d’une fédération.
Reste le personnage même de l’archiduc, qui incarne bien des espoirs et bien des déceptions. « Fort jeune, mal pourvu de grant sens », suivant Commynes, qui attribue ses premiers échecs au fait que « le tout, en ceste maison de Bourgougne, estoit mort ou tourné es nostres, ou peu s’en falloit, j’entends des grans personnages qui l’eussent sceu conseiller et ayder ». En 1477, lors de son mariage avec Marie de Bourgogne, il ne reste pas grandchose de l’ancienne Bourgogne, sinon des prétentions entretenues par les juristes et les historiens.
Le premier signe d’un rétablissement se place en 1479, lors de la victoire de Maximilien à Guinegate (7 août 1479). Pour ne pas prolonger les hostilités, Louis XI et les villes flamandes finissent par lui imposer un traité de paix conclu à Arras le 23 décembre 1482 : une restitution fictive des terres occupées après Nancy, l’Artois, la Franche-Comté et les seigneuries de Mâcon, Auxerre, Salins et Bar-sur-Seine, qui composeraient la dot de la petite Marguerite d’Autriche fiancée au dauphin Charles. En 1491, celle-ci « croissait au beau jardin de France, en espoir de consommation de son maryage » et servait en quelque sorte de garantie.
Superbe portrait de l’empereur Maximilien Ier par Albert Durer. Daté de 1518, il révèle l’extrême attention portée par le monarque à son image. Du XVe au XVIIIe siècle, la gravure est l’un des outils du pouvoir. Elle magnifie les princes et leurs victoires militaires. Maximilien sera l’un des premiers à consacrer beaucoup de temps à surveiller le travail des artistes et à encourager la diffusion des œuvres à sa gloire.
Un prince bourguignonDevenu plus bourguignon qu’autrichien, mais peu aimé de ses sujets flamands, Maximilien consolide lentement ses projets. Son père lui obtient la couronne d’Allemagne le 16 février 1486. L’année suivante, en 1487, la mise sous tutelle de son cousin Sigismond de Tyrol laisse augurer d’une succession dans le comté alpin et dans ce qu’on appelle désormais l’Autriche antérieure, c’est-à-dire principalement le landgraviat de Haute-Alsace et le comté de Ferrette qui jouxtent la Franche-Comté : un deuxième front est donc possible.
En dépit du traité d’Arras, les zones frontalières restent le théâtre d’accrochages sporadiques entre les Français et les partisans de la Bourgogne En juin 1486, le gouverneur de Douai, Salezar et une force anglo-bourguignonne s’emparent de Thérouanne ; ils en sont délogés l’année suivante par une contre-offensive du maréchal d’Esquerdes. Aux limites de la Franche-Comté, on signale quelques incursions de moindre importance, mais seule une chronologie fine permettrait d’affirmer qu’il existe un plan concerté. L’alliance conclue entre François II et Maximilien fonctionne bien ; elle a été reconduite le 15 mars 1486. L’idée d’un mariage « autrichien » fait suite à ce renouvellement et semble d’abord avoir été le fait du duc (23 septembre 1486). En 1488, celui-ci dispose de contingents allemands, mais il n’est guère possible d’en connaître la composition exacte. Qui sont Henri de Villespern, qui commande les Allemands de la garde, le comte de Lissenenc, ou Christophe de Rosemberc ? S’agit-il de capitaines issus de la noblesse d’Empire ou de gentilshommes des Pays-Bas ? Parmi les Bourguignons cités, le seul qu’on puisse identifier est Othenin de Chastaigne ou de Chassagne : ce fidèle de Maximilien dont les terres franc-comtoises ont été confisquées par les Français sera nommé gouverneur d’Ornans après 1493. Au moment de la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, l’efficacité de l’alliance est probablement très réduite : attisée par le roi de France, la révolte des villes flamandes a retenu l’essentiel des forces de Maximilien, lui-même captif à Bruges pendant de longues semaines (février-mai 1488).
Présenté comme une paix générale à l’échelle de l’Europe, le traité de Francfort-est autant la fin d’un conflit que la mise en route d’une nouvelle coalition contre le roi de France.
Un mariage contre la FranceLe congrès qui se clôt le 22 juillet 1489 a rassemblé les protagonistes des différentes guerres en cours – la Bretagne y est représentée par son trésorier – et décidé d’un règlement qui prolonge le traité d’Arras de 1482 ainsi que d’autres conventions en attendant la suite des pourparlers. Ainsi, le soulèvement flamand, réprimé sur place par Albert de Saxe, trouve-t-il un apaisement lors du traité de Montils-lèsTours (30 octobre 1489), tandis que la question bretonne, suspendue depuis la paix du Verger (21 août 1488), fait l’objet d’autres négociations à Ulm au courant de l’été. L’indépendance de la Bretagne est maintenue au prix d’un dégagement anglais et, par conséquent, d’un affaiblissement militaire et diplomatique du duché. En sa qualité de futur beau-père de Charles VIII, Maximilien est associé au maintien de la chose.
Le projet de mariage de Maximilien et d’Anne de Bretagne (duchesse en titre depuis le 10 février 1489) a pris corps entre l’été 1489 et le printemps 1490. Il apparaît comme une dernière tentative de sauvegarde de l’indépendance du duché et, pour l’archiduc, comme une sorte de réplique du mariage de 1477. Il a vraisemblablement été encouragé par l’abdication de Sigismond d’Autriche et, partant, par la cession de ses terres à son cousin (16 mars 1490). En effet, la procuration datée d’Innsbruck, le 20 mars 1490, est l’un des premiers actes pris par Maximilien en sa qualité de comte de Tyrol et de comte de Ferrette.
Les différents protagonistes du mariage mériteraient, eux aussi, une étude plus approfondie. Ainsi, quelle a été l’attitude de Jean de Chalon, prince d’Orange ? En 1477, n’avait-il pas d’abord trahi Marie de Bourgogne en tant que gouverneur du comté de Bourgogne ? Sa volte-face, son départ pour la Bretagne – il était le neveu du duc François II – et son comportement ultérieur le rendent éminemment suspect : il n’a pas la confiance du roi des Romains et le fait qu’il ne paraisse pas sur la procuration en témoigne. Y. Labande-Mailfert le décrit comme « l’un des personnages les plus troubles de l’histoire de France ». En revanche, les plénipotentiaires envoyés en Bretagne au courant de l’automne sont de bons serviteurs. Engelbert II de Nassau a été l’un des signataires du traité de Francfort : c’est un grand seigneur de l’Empire, un fidèle de toujours ; il sera fait chevalier de la Toison d’or lors du quinzième chapitre de l’ordre, à Malines, en 1491. Nous savons qu’il n’effectue pas le voyage de Bretagne.
Wolfgang de Polheim représente Maximilien dans la cérémonie du mariage : compagnon de jeu de Maximilien, né un an avant lui, en 1458, s’il l’a suivi aux Pays-Bas dès 1477 ; prisonnier des Français lors de la bataille de Guinegate, il a, suprême dérision, été échangé contre des chiens. En 1488, lors de la révolte des Flamands, il a partagé la captivité du roi et échappé de peu à la mort. Le qualificatif de « mignon », employé par Molinet, n’a pas d’autre sens que celui de favori. Plus tard, Polheim participe à la reconquête de la Comté (1492-1493) et se voit confier le gouvernement de Basse-Autriche (1496) qu’il assure jusqu’à sa mort en 1512, sans en avoir les capacités. Quant à maître Jacques de Gondebaut, secrétaire, et Gaspard Loupian, maître d’hôtel, ce sont avant tout des techniciens, même si le premier semble avoir bénéficié d’une très grande confiance : l’un et l’autre sont issus du milieu bourguignon demeuré au service de Marie et de Maximilien. La procuration précise que les trois premiers sont nantis des pleins pouvoirs « pour, et au nom de nous expres transporter par devers ladite duchesse de Bretagne, lui dire & déclarer, & à ceux de son sang, aussi aux barons, nobles & sujets de ladite duché, si besoin fait, notre vouloir, intencion et désir au fait dudit traité & alliance de mariage d’entré nous & elle… ».
Une longue négociation
Les circonstances du mariage sont bien connues. Notons seulement que l’affaire se fait au grand jour, très lentement, et que les Etats de Bretagne n’encouragent pas vraiment la solution maximilienne. Les conditions sont les suivantes :
1. En cas de décès de Maximilien, de son père Frédéric III ou de son fils Philippe le Beau, Anne pourra revenir librement en Bretagne ;
2. Si le couple n’a pas d’enfants, Maximilien ou ses successeurs n’auront aucun droit sur le duché ;
3. Maximilien devra respecter les droits et libertés de la Bretagne ;
4. Les villes et places fortes seront exclusivement confiées à des Bretons ;
5. Il n’y aura pas d’impôt sans le consentement des Etats ;
6. Les représentants du couple princier se conformeront à l’avis des seigneurs bretons ;
7. Ils seront eux-mêmes originaires de Bretagne ;
8. Le premier enfant du couple sera élevé en Bretagne ;
9. En cas de naissances multiples, l’aîné héritera du père, le second de la mère ;
10. Le roi des Romains ne fera pas la guerre sans le consentement de ses sujets bretons.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, de telles capitulations sont relativement courantes à la fin du Moyen Age. Des clauses supplémentaires, rapportées par l’ambassadeur milanais Herasmo Brasca, prévoient que les dispositions du traité seront caduques si Maximilien n’envoie pas de renforts militaires avant Pâques 1491.
« Ce mariage doncque de dame Anne de Bretagne haïant esté faict au mespas des maisons de Bourgogne et d’Autriche » (L. Gollut).
A la réflexion, ce mariage « téléguidé », qui heurtait de front les ambitions françaises et compromettait du même coup les dispositions de la paix d’Arras, peut être compris comme une provocation. Son échec se situe entre décembre 1490 et l’été suivant et s’explique en grande partie par une série de diversions survenues à l’est de l’Empire, à la suite de la mort de Mathias Corvin (6 avril 1490). Ainsi, lors de la diète de Francfort, au milieu de l’année 1491, Maximilien se révèle incapable de mobiliser les Etats de l’Empire en faveur de sa politique. Son propre père, l’empereur Frédéric III, tente de le dissuader d’une aventure bretonne préjudiciable à la lutte contre les Hongrois. Le Reichsconvent de Metz, quelques mois plus tard, n’a guère plus de succès ; l’offensive prévue tourne court.
Comme on le voit. le temps et une meilleure connaissance de la situation réelle ont joué en faveur de Charles VIII. « Quant au roi des Romains, je pense que vous savez que son affaire est déjà ruinée », écrit dès le 19 septembre l’ambassadeur milanais Herasmo Brasca. Lorsque la duchesse Anne ratifie le traité de mariage, le 6 décembre 1491, l’annulation du mariage autrichien est quasiment réglée. Dès le 13 décembre, Pierre d’Urfé, grand écuyer de France, est chargé de justifier la politique royale devant les maîtres de l’université de Paris. Son manifeste insiste sur la rupture de facto du traité d’Arras, dont la validité était déjà fort discutable « pour deux causes : la première, pour ce que (Louis XI) se veoit sur son aige aggravé fort de diverses maladies ; la seconde, cuidant appaiser les guerres et rancunes lesquelles avoient esté nourries de long temps en la maison de Bourgoigne contre le roy et son royaulme ». L’agression est le fait de Maximilien ; elle s’effectue dans le nord – Thérouanne, Saint-Quentin, Arras – et se prépare en Bourgogne… Mieux : Pierre d’Urfé accuse Maximilien, « voiant qu’il ne povoit venir à sa fin par faiz, a vollu venir par cautelles, principalement en faidant de volloir espouser et prendre en mariage la duchesse de Bretaigne, de quoy faire jamais n’eust l’intention, mais faisoit ce bruit courrir affin de espouvanter le roy et de la fere avoir à son filz… ».
Pendant que ces événements se produisaient, Maximilien se trouvait à l’autre extrémité de l’Europe : l’occupation hongroise de Vienne venait de s’achever, à la fois par une promenade militaire et par un traité de paix. La nouvelle du mariage français fut connue au début de l’année 1492. « Il sembloit à tous que grant question en debvoit sourdre, et que le roy des Romains estoit fort injurié, et que on luy ostoit celle qu’il tenoit pour femme et luy rendoit-on sa fille qui plusieurs années avoit esté royne de France », écrit Commynes. De fait, dès février 1492, Maxirnilien dépêche des émissaires dans la plupart des cours allemandes et cherche à mobiliser les sujets de l’Empire. Nous connaissons le cas de Cornelis de Berghe, qui rend visite aux princes de la région rhénane et les met en garde contre des projets expansionnistes du roi de France qui cherche à se constituer un réseau d’alliés en Allemagne, notamment avec l’aide du duc de Gueldre. Plus que le mariage de Charles VIII et d’Anne de Bretagne, c’est la rupture des fiançailles du roi et de Marguerite de Bourgogne qui est invoquée. La réplique impériale doit être en proportion du danger encouru, et à l’échelle européenne puisque le roi Henri VII d’Angleterre et l’Espagne y sont inclus. Pour intervenir aussi bien dans le nord, en liaison avec les Anglais, et dans l’est du royaume ennemi, Maximilien se propose de stationner à Francfort ou Strasbourg et d’y convoquer le Reichstag.
Les suites de l’échec du mariage breton
De toute évidence, Maximilien ne semble pas avoir prévu une offensive en direction de la Bretagne. Les hostilités s’ouvrent avec frontières de la Flandre et de la Picardie pendant l’été 1492, Saint-Omer et Arras se livrent aux cris, révélateurs, de « Vive Bourgogne ! », puis, depuis l’Alsace, fin novembre. A cette date, l’alliance anti-française s’est déjà émiettée puisque Henri VII a signé une paix séparée à Etaples (7 novembre 1492) tandis que Ferdinand d’Aragon négocie, en attendant la paix de Barcelone. Menée par le roi des Romains en personne, l’offensive de Franche-Comté atteint rapidement la Saône, de manière à bloquer l’accès du nord de la province, puis oblique vers le sud, pour contrôler Salins, une des places les plus importantes. Faut-il admettre l’hypothèse d’une attaque de plus grande ampleur en direction de Lyon ? Ce n’est pas invraisemblable. Début janvier 1493, Charles VIII envoie Jean de Chalon en qualité de commandant en chef en Bourgogne. Le combat de Dournon (7 janvier 1493) est salué comme une victoire de la noblesse et des lansquenets allemands ; il se traduit par un renforcement durable de la présence habsbourgeoise en Comté.
Mettant un terme au conflit, le traité de Senlis du 23 mai 1493 va associer l’archiduc Philippe le Beau que Commynes avait tenté d’isoler de son père. Du côté autrichien, les négociations sont menées par l’évêque d’Eichstatt, Guillaume de Reichenau, et par le comte de Zollern. Les clauses territoriales comprennent bien la restitution d’une partie de l’héritage bourguignon, « Comtez de Bourgogne, Artois, Charolois et seigneurie de Noyers au roi des Romains, comme père et maimbourg de mondit seigneur l’archiduc », avec une réserve concernant les droits de souveraineté sur les terres mouvant du royaume de France (paragraphe 5, et la stipulation de l’hommage). On en revient donc à la situation d’avant 1482. Paradoxalement, le résultat le plus concret de la guerre de Bretagne est la réalisation d’une partie des espérances du mariage bourguignon de 1477. Pour Maximilien, l’épisode s’achève par un autre mariage politique (et financier) : cette fois, l’épouse est la fille du duc de Milan, Bianca Maria Sforza, dont l’union est célébrée par procuration le 29 novembre. Quelques semaines plus tard, le 28 décembre, il s’engage à ne plus revendiquer la Bretagne : « Renuncons par cesdites présentes audit tiltre de duc de Bretingne et à tous lesdits pretendus pourparleez de mariage, ensemble a tout tel droit que pourrions avoir ou pretendre audit duché de Bretaingne. ».
« Propter raptum sponse regis Romanorum et crimen lese maiestatis in Imperium ». La fougue désordonnée qui anime Maximilien tout au long des années 1488-1493 change d’objectifs à partir du traité de Senlis et, plus encore, à partir du décès du vieil empereur Frédéric III, le 19 août 1493. Dans des recommandations contemporaines des événements, un de ses conseillers ne lui suggère pas moins qu’une sorte d’alliance avec le roi de France sur la base du traité d’Arras conclu par Philippe le Bon et Charles VII en 1435. « Le roy se aquitera envers Dieu et deschargera sa conscience et moyennant ce que dessus dit pourra facillement… avoir l’amour, fraternité et intelligence perpétuelle avec S.M. le Roy des Romains futur empereur, grant monarche des Chretiens aujourd’hui le plus puissant qu’il soit esté depuis vc ans en la nacion germanique et au moyen de ladite fraternité et intelligence pourra le roy de France plus facillement conduyre ses entreprinses et mectre à execution ses beaux et vertueux vouloir et desirs, tant en son royaume de Naples comme ailleurs. Et semblablement, au moyen d’icelle paix, fraternité et intelligence pourra le roy des Romains estre porté et favorisé par le roy de France, le plus grant et plus puissant prince qu’il soit entre les chrestiens et par ce moyen recouvrer plusieurs royaulmes, duchez, contez et seigneuries de long temps usurpées. ».
En 1498, la disparition inopinée de Charles VIII fut l’occasion d’une reprise des hostilités aux frontières de Bourgogne : Maximilien voulait se saisir du duché et des autres domaines toujours occupés en mobilisant les forces de l’Empire. Cependant, la diète de Fribourg-en-Brisgau n’accorda pas les moyens nécessaires et l’offensive dans le sud de la Champagne avorta au courant du mois d’août. A côté de l’argument moral qui, selon lui, interdisait le remariage d’Anne de Bretagne, Maximilien invoquait longuement l’Histoire : un discours retranscrit par l’ambassadeur milanais Herasmo Brasca développe très longuement le thème de la malhonnêteté française. Rétablie au tournant du siècle, par les traités de Lyon (1501) et de Blois (1504), la paix revient une nouvelle fois sur le contentieux bourguignon, et assortit son règlement d’une solution à la question bretonne dans laquelle on peut voir en effet de la bienveillance de la duchesse Anne. Une des clauses du mariage projeté entre la princesse Claude de France et le petit Charles de Luxembourg, le futur Charles Quint, n’est-elle pas la création d’un apanage réunissant les duchés de Bretagne et de Milan ? On sait ce qu’il est advenu de ces combinaisons.
Le mariage breton et la conscience nationale allemande
Le mariage breton est le véritable révélateur de la conscience nationale allemande : il met en lumière la faiblesse de l’Empire et désigne son ennemi d’une façon beaucoup plus flagrante qu’à l’époque du siège de Neuss par Charles le Téméraire, en 1474. Le développement de l’imprimerie et l’entrée en scène d’une nouvelle génération de lettrés lui donnent une ampleur sans précédent.
Ainsi, les propagandistes montrent-ils dans le Brautraub un exemple éclatant de la perfidie française (Francorum perfidia).
Un rapport anonyme, écrit aux alentours de 1492, place le roi de France dans une continuité irréfutable : Ut enim pater tuas quondam famose memelsass meteororie Ludovicus, illustrissimam quondam puellam Mariam, quandam Burgundie ducem, corruptionibus ac prodicionibus, non vi bellica, multis patriis spoliareet, sic te, quoque illustrissimam Annam, Britanie ducem, spoliare contendisse demonstras. Ces arguments sont, à peu de chose près, ceux de l’humaniste Jacques Wimpheling, qui a croisé le fer avec son collègue français Robert Gaguin dès 1491-1492.
En novembre 1492, au moment où l’armée du roi des Romains se concentrait dans le sud de l’Alsace, la chute d’une météorite fut présentée comme le présage d’une victoire certaine. La feuille volante de Sébastien Brant qui interprétait l’événement, « Quelque chose de terrible pour les Français » – donna lieu à quatre éditions successives – soit de deux à quatre mille exemplaires –, et fut reprise par de nombreux auteurs. Dix ans plus tard, Maximilien se réclamait toujours de la protection du ciel qui lui avait offert la victoire de Dournon, pendant l’hiver, puis la paix de Senlis.
Abondamment diffusés, et pas seulement dans les cercles humanistes puisqu’ils apparaissent notamment dans la chanson populaire, ces thèmes vont façonner le nationalisme allemand. Dès lors, en effet, on cherche à rassembler les preuves d’une supériorité de la race germanique, en se référant aussi bien à un passé mythique – en 1495 Maximilien ordonne de retrouver le tombeau de Siegfried, à Worms – qu’aux exemples les plus proches : Gutenberg n’est-il pas lui-même un des héros de ce panthéon ? En 1501, Jacques Wimpheling, qui avait déjà célébré la chute de Charles le Téméraire, publie une Germania dans laquelle il réfute d’éventuelles prétentions françaises sur le Rhin, en soulignant que jamais l’Empire romain, à présent dirigé par les Germains (il s’agit du thème bien connu de la « Translatio Imperii ad Cermanos »), n’avait été mené par des Français (38). Un contemporain anonyme, que l’historiographie connaît sous le nom du « Révolutionnaire du Haut-Rhin » va encore plus loin dans cette exaltation. Ne rappelle-t-il pas que la Gaule était originellement soumise aux Trévires ou que les Francs qui l’avaient (re) couquise à l’époque de Clovis étaient eux-mêmes des Germains : « De là l’opinion qu’ont les Français qu’ils ont un seigneur issu de la branche royale des Allemands. » Charles VIII n’est-il pas l’héritier des mœurs dépravées de Childéric ? L’épisode du mariage breton donne lieu au commentaire prophétique que voici : « On pourrait dire que le roi Charles a pris la fille du duc de Bretagne, qui était mariée au roi des Romains et a renvoyé sa fille, qui était sa femme légitime, n’a pas été châtié. Je vous annonce comment il sera puni. En Alsace tout le monde souhaitait sa punition en disant : de même que la France a été sauvée par une vierge, parce que Dieu punit l’arrogance des rois, cette grâce va se produire une nouvelle fois. Lorsque le roi de France croit qu’il a réussi à se tirer d’affaire, c’est précisément à ce moment-là qu’il est vaincu par les Tudesques. La raison ? Une vieille dette ne rouille pas ; ce n’est pas parce qu’on attend longtemps qu’on oublie. Un exemple du passé : une jeune fille appelée businella (« pucelle ») a sauvé la France, c’est pourquoi la France sera de nouveau perdue pour les beaux yeux d’une femme, par l’amour d’une fille du pays tudesque. »
Les effets que le « rapt » d’Anne de Bretagne a produits sur l’imaginaire allemand sont d’autant plus grands qu’ils se combinent avec une tradition issue de la chevalerie. Le fait que le roi Arthur figure parmi les preux et les ancêtres présents autour du tombeau de Maximilien, à la Hofkirche d’Innsbruck, montre l’importance de la matière de Bretagne à la cour des Habsbourg.
A la lumière de ses résultats immédiats, le mariage breton se réduit à un montage diplomatique destiné à contrer les Valois. Mais on peut lui donner une portée bien plus large. Ainsi, à une délégation autrichienne qui s’était rendue en Espagne, à la cour du jeune Charles Quint, en 1519, Guillaume de Chièvres expliquait-il « que l’empereur Maximilien nourrissait une haine éternelle à l’égard des Français, parce qu’ils lui avaient pris sa femme, la duchesse de Bretagne, et qu’ils lui avaient renvoyé sa fille, dame Marguerite, qui était promise au roi Charles, mais n’était pas encore nubile. C’est pour cette raison que l’empereur cherchait par tous les moyens à se venger des Français et à guerroyer contre eux ». Six ans plus tard, la bataille de Pavie allait donner raison aux imprécations et aux prophéties qui annonçaient la victoire de l’aigle impériale sur le coq gaulois.
Georges Bischoff
George Bischoff est professeur d’histoire moderne et d’archéologie industrielle à l’université Marc Bloch de Strasbourg. Les notes n'ont pas été reprises pour la publication de ce texte sur ce blog. Pour les lire, il suffit de demander le texte complet par courriel : bcatz@wanadoo.fr
Les autonomistes bretons commémorent en 1937 la défaite de Saint-Aubin du-Cormier.