vendredi 9 novembre 2007

Le non-dit belge

Il est frappant le lire les nombreux articles consacrés à la situation politique en Belgique. Les journalistes détaillent les rivalités entre les Flamands et les Wallons, insistant sur les points les plus ridicules de cet antagonisme. A la télévision, à la radio, les reporters parisiens finissent toujours par recueillir à la pointe du micro ou face à la caméra des expressions spontanées d'attachement à la Belgique de la part de citoyens « ordinaires ». A les en croire, la crise ne serait que le résultat de querelles entre les politiciens car « nous, les Belges, on s'entend ». A ce jour, je n'ai jamais entendu un journaliste français faire suivre ces manifestations de patriotisme belgican de remarques rappelant qu'il ne s'agit que du point de vue d'un francophone, le plus souvent un habitant de Bruxelles. Dans les meilleurs des cas, ce bon sujet du roi Albert ne représente que la moitié des habitants des Pays-Bas méridionaux.
Claude Askolovitch du Nouvel observateur est le journaliste français qui le mieux rendu compte de la situation du pays dans une brillante chronique qui mérite d'être lue en son entier. En voici quelques extraits :

Née en 1830, terre arrachée à la Hollande et dotée par l'Angleterre d'un monarque de sang allemand, la Belgique a longtemps été l'apanage des seuls francophones, maîtres de la culture et de l'économie. La Wallonnie des mines et de la sidérurgie est alors une puissance mondiale. L'Etat, la bourgeoisie, les aristocraties ne parlent que français, en Wallonnie comme en Flandre. Mais, dans les villages du Nord, des prêtres proches du peuple forgent une culture de résistance. Parler néerlandais devient une affirmation sociale. Le mouvement flamand est né. Il s'extrait de la boue des tranchées de 1914-1918, porté par des soldats persuadés que le prix du sang leur offrira l'égalité.
Espoir démenti. En 1940, la Flandre militante s'égare dans la collaboration, convaincue que l'Allemagne victorieuse lui donnera l'indépendance. L'imprégnation fascisante du Vlaams Belang en découle. Mais le mouvement flamand est plus fort que ses errances. Il renaît après guerre, porté par la démographie, le miracle économique. Les miséreux deviennent les maîtres. Ils se vivent à la fois en victimes culturelles et en dragons économiques, rendant ce temps, la Wallonnie industrielle est balayée. Tout s'inverse. En 1932, les Flamands arrachaient leur première université. En 1968, ils chassent les francophones de la fac de Louvain, aux cris de Wallen buiten !, les Wallons dehors ! Une geste nationale est née, entre fierté moyenâgeuse - ah, la victoire flamande contre l'armée française en 1306 ! - et dolorisme victimaire - le martyre des soldats flamingants de 1914-1918...

Claude Askolovitch, à la différence de la majorité de ses confrères, a raison d'ancrer le conflit dans sa dimension historique. Elle est le grand non-dit de l'antagonisme entre les deux communautés.
En prenant le risque de la caricature, on peut avancer que les Pays-Bas ont commencé à se diviser quand une partie du pays a adopté la religion protestante. Les Pays-Bas méridionaux se sont constitués autour d'une identité catholique, sous le sceptre de monarchies différentes mais toujours fidèles à Rome sans rivalités linguistiques.
Il est vrai que sous l'Ancien régime, les élites parlaient le français et que le peuple babillait une langue vulgaire, romane d'un côté, germanique de l'autre, difficile à entendre par leurs maître mieux éduqués.
La noblesse des Pays-Bas méridionaux trouvait à s'employer dans toutes les monarchies catholiques. Un grand nombre décrochaient des places enviables en Espagne. Ainsi, des figures importantes de l'administration espagnole étaient flamandes. Un des conquistadores de Mexico était flamand tout comme un des derniers vice-roi, originaire de Namur.
La Révolution française et l'invasion du pays par les troupes du puissant voisin du sud ont accéléré la francisation des élites. La création de la Belgique en 1830, est l'opportunité pour toute une bourgeoisie francophone d'imposer le français comme langue officielle du nouvel état. Cette décision se comprend dans le contexte de l'époque. Un moyen de se différencier de la monarchie orangiste, de se rapprocher de la France et de moderniser le pays. Pour le nouveau pouvoir de Bruxelles, l'imposition du français comme langue commune n'allait pas être plus difficile en Flandre qu'elle ne l'était en Bretagne ou en Alsace.
La révolution du nationalisme à partir de la moitié du XIXe siècle va mettre à bas ce beau schéma. Contre toute attente, le flamand ne disparaît pas de la scène. Victime d'une mort annoncée de la part des francophones, il relève le tête et résiste pied à pied.
A la veille de la Grande Guerre, le mouvement culturel flamand a essaimé dans le monde politique et l'arrivée des troupes allemandes sera l'opportunité de donner une première expression politique à cette volonté de renaissance nationale.
Le retour du pouvoir belge à la fin de 1918 se traduit par une cruelle répression laquelle culmine par la condamnation à mort d'August Borms, un des promoteurs du Conseil des Flandres, en 1919. Cette politique anti-flamande est rétrospectivement paradoxale compte tenu de l'ambivalence de l'attitude du roi des Belges. Une ambivalence qui reste un des grands tabous de l'histoire belgicane. (Voir l'article qui lui est consacré).

Manifestation à Anvers en faveur du Conseil des Flandres.


La Seconde Guerre mondiale est une répétition générale du conflit précédent. Les nationalistes flamands voient dans l'occupation allemande une opportunité pour obtenir l'indépendance de la Flandre. Ils se heurtent bien vite à la politique allemande plus soucieuse d'incorporer ces Germains dans le Reich que de leur accorder une réelle autonomie politique.
Il est indéniable que la Flandre adopte une politique de collaboration avec le Reich. Elle se traduit notamment par une participation notable à l'effort de guerre, très visible dans le cadre des Flamands engagés dans les Waffen SS (SS-Freiwilligen-Sturmbrigade Langemarck).
L'arrivée des troupes anglo-américaines met un terme brutal à cet embryon d'Etat flamand et une nouvelle répression s'abat sur la Flandre. Elle est d'autant plus forte que la Wallonie s'est montrée bien plus tiède à l'égard de l'Allemagne. La dimension de règlement de compte inter-communautaire de cette répression est flagrante.
Dans ses souvenirs, Paul Struye, Président du Sénat et résistant, écrit :

Les 20.000 héros revenant de Londres et découvrant en Belgique 8.000.000 de suspects dont 4.000.000 au moins de coupables.
Les têtes politiques du mouvement flamand sont exécutées : Leo Vindevogel, Theo Brouns, Lode Huyghen, Marcel Engelen, Karel De Feyter, Lode Sleurs, August Borms... Des milliers de personnes impliquées à différents titres dans le mouvement culturel sont poursuivies et souvent condamnées. Des jeunes soldats flamands démobilisés sont emprisonnés, jugés et condamnés à de lourdes peines de prison.
Plus grave encore, les « londoniens » décident de priver de leurs droits civiques les personnes condamnées pour faits de collaboration. Le résultat de cette mesure est que près de trois cent mille personnes n'auront plus de droits. En comptant leur famille, cela fait plus d'un million de personnes qui sont marginalisées par l'Etat belge dont la justice d'exception a tourné à plein régime jusqu'en 1949, date à laquelle a été arrêté l'état de guerre !

Ils ne peuvent plus être fonctionnaires, être jurés, experts ou témoins, faire partie d'un conseil de famille, etc. ni exercer les métiers d'enseignant, de journaliste (presse écrite et radiodiffusée), d'acteur de théâtre ou de cinéma ni occuper des postes de direction dans une entreprise commerciale, une banque, une association professionnelle, une association sans but lucratif de caractère culturel, sportif ou philanthropique. Plus tard, les restrictions seront encore plus drastiques, prenant même une tournure ridicule par leur mesquinerie: suppression des indemnités pour les invalides de 1914-18 condamnés pour collaboration, interdiction de s'inscrire dans une université, de recevoir des allocations familiales, d'avoir un compte-chèque postal ou un raccord téléphonique et... de posséder des pigeons voyageurs.
Il suffit d'interroger les Flamands ordinaires pour se rendre compte qu'ils ont tous un membre de leur famille parmi ces condamnés à l'exil intérieur. En outre, contrairement à la France (1951, 1953, 1959) ou même à l'Union soviétique (1955), pas de mesures d'amnistie pour rendre la paix civile au pays.

P. de Visscher, professeur à l'université catholique de Louvain a écrit :

«La législation sur l'épuration civique (...) a (...) donné naissance à une masse considérable de citoyens de seconde zone qui se trouvent dans l'impossibilité pratique de se réadapter à la vie sociale. La notion même des droits de l'homme, jadis considérés comme intangibles par cela même qu'ils tiennent à la qualité d'homme, s'en trouve dangereusement ébranlée de même que le principe fondamental suivant lequel aucune peine ne peut être prononcée sinon par les tribunaux de l'ordre judiciaire.
L'après guerre est marquée par l'existence, notamment en Flandre, d'une population marginalisée qui doit se trouver de nouveaux moyens d'existence dans le secteur privé et qui trouve dans une affirmation renouvelée de son nationalisme un moyen de conserver un sens à sa vie.

Une répression brutale suivie ensuite, comme en France, d'une large amnistie aurait probablement évité cette rupture entre une fraction importante de la population flamande et la Belgique. La rigueur, la longueur et le caractère souvent mesquin des interdictions frappant de nombreux Flamands ont constitué le vivier dans lequel s'est nourri le nationalisme.


Commémoration de la mort d'August Borms.

Aujourd'hui, en novembre 2007, plus de soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, aucune loi d'amnistie n'a été adoptée en Belgique, notamment en raison de l'opposition des francophones et il existe toujours des hommes et des femmes privées de leurs droits civiques.

Ainsi, comme ne vous le disent pas les journalistes français de retour de Bruxelles, la crise n'est pas une simple question linguistique. C'est un règlement de comptes entre deux communautés qui solde de factures vieilles de soixante ans. Le devoir de mémoire a parfois de bien singuliers développements.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Quelques précisions sur l’histoire de la Belgique
mercredi 26 décembre 2007, par Daniel Cologne

(lire sur http://www.europemaxima.com/spip.php?article301)

Le 9 novembre 2007, au cœur de la crise d’une Belgique sans gouvernement depuis cinq mois, le site Aventures de l’Histoire a publié un intéressant article intitulé « Le non-dit belge ». Balbino Katz enrôle à ses côtés le journaliste du Nouvel Observateur, Claude Askolovitch, qu’il cite abondamment, pour persuader ses lecteurs que la tension communautaire Flamands - Wallons « n’est pas une simple question linguistique ». Voici la conclusion du texte : « C’est un règlement de comptes entre deux communautés qui solde des factures vieilles de soixante ans. »

Balbino Katz se contredit quelque peu, car plus haut dans l’article, il écrit : « La Révolution française et l’invasion du pays par les troupes du puissant voisin du sud ont accéléré la francisation des élites. » On voit donc bien qu’il y a dès le départ un problème de langue et que les factures remontent à plus de deux siècles.

Katz et Askolovitch ont le mérite « d’ancrer le conflit dans sa dimension historique ». Rares sont les journalistes qui le font, mais à la télévision belge, on voit des « manifestations de patriotisme belgicain » qui ne reflètent pas seulement le « point de vue d’un francophone » ou d’un « habitant de Bruxelles », mais qui émanent aussi de certains Flamands toujours attachés au drapeau noir - jaune - rouge. Katz est intellectuellement honnête et avoue prendre « le risque de la caricature ».

Cela dit, Askolovitch a raison de souligner que « la Belgique a longtemps été l’apanage des seuls francophones, maîtres de la culture et de l’économie ». Le mouvement flamand né vers 1860 est une « culture de résistance » à la domination de la langue française, une réaction identitaire doublée d’« une affirmation sociale », un combat mené par de grands écrivains (par exemple Hendrik Conscience), et pas uniquement par « des prêtres proches du peuple », une lutte dont le théâtre ne se limite pas à la ruralité des « villages du Nord ».

Askolovitch poursuit jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Évoquant à nouveau le mouvement flamand, il écrit que celui-ci « s’extrait de la boue des tranchées de 1914 - 1918, porté par des soldats persuadés que le prix du sang leur offrira l’égalité ».

Parler d’équité serait ici plus exact. Le français était aussi au XIXe siècle la seule langue judiciaire. Des criminels flamands de droit commun furent jugés sans comprendre un mot de leur procès. Ce fut un des plus importants déclics de la révolte identitaire flamande.

Par ailleurs, la présence de milliers de combattants néerlandophones sur le front de l’Yser prouve l’existence d’un solide « patriotisme belgicain ». Théoricien de « l’âme belge », Edmond Picard est décédé en 1924. La Belgique est née en 1830. Jean Stengers a donc raison d’évoquer « le grand siècle du sentiment national belge », dont j’ajoute que le catholicisme constitue le ciment, malgré les coups de boutoir de la laïcité naissante. Katz remonte à l’Ancien Régime et rappelle que « les Pays-Bas méridionaux se sont constitués autour d’une identité catholique ». Le prince Charles-Joseph de Ligne est un bel exemple de cette « noblesse des Pays-Bas méridionaux » qui trouve « à s’employer » dans toutes les monarchies de la Chrétienté européenne, où triomphe la culture française. Diderot est au service de Catherine II de Russie. Voltaire séjourne auprès de Frédéric II de Prusse. Voltaire et le Prince de Ligne se rencontrent et leur légende leur prête une conversation sur la grande horloge cosmique inconcevable sans l’existence d’un Grand Horloger, Dieu des religions ou Grand Architecte maçonnique.

Askolovitch remonte aussi la ligne du temps jusqu’au Moyen Âge et jusqu’à « la victoire flamande contre l’armée française en 1306 ». Il me permettra cette légère correction : la bataille des Éperons d’Or, ainsi que les matines brugeoises, ont eu lieu en 1302. Revenu à l’histoire contemporaine, le journaliste a raison d’écrire : « En 1940, la Flandre militante s’égare dans la collaboration, convaincue que l’Allemagne victorieuse lui donnera l’indépendance. » Katz confirme : « Les nationalistes flamands voient dans l’occupation allemande une opportunité pour obtenir l’indépendance de la Flandre. » Grave erreur politique, car même en cas de victoire de l’Allemagne et d’Europe nazifiée, les Flamands auraient été absorbés « sans autonomie politique » dans un Reich fondé sur une germanité soi-disant homogène, et non dans une impérialité de type habsbourgeois, souple, tolérante et respectueuse des diversités.

Katz et Askolovitch s’attardent sur l’épuration du second après-guerre. Elle fut plus dure en Belgique qu’ailleurs, parfois mesquine, certainement interminable, puisque les mesures d’amnistie se font toujours attendre alors qu’elles existent en France depuis 1959 et que l’Union Soviétique les a promulguées en 1955. Je ne suis toutefois pas d’accord avec la phrase que voici : « la dimension de règlement de compte inter-communautaire de cette répression est flagrante. »

En lisant cela, on a l’impression que s’opposent, d’un côté une Wallonie démocrate, de l’autre une Flandre fasciste. Certes, les circonstances historiques ont engendré jusque dans le Vlaams Belang actuel une « imprégnation fascisante », mais celle-ci est vouée à disparaître avec les nouvelles générations, n’en déplaise à Jean-Claude Defossé (R.T.B.F.) qui n’aura bientôt plus de photos inédites montrant des jeunes nationalistes flamands en visite chez Léon Degrelle.

Parlons précisément un peu de Léon Degrelle, de ses compagnons de la « Légion Wallonie », de Robert Poulet, Constant Malva, Pierre Hubermont, Félicien Marceau, Michel de Ghelderode. Où donc nos deux auteurs vont-ils chercher que les francophones et les Wallons ont fait preuve de tiédeur à l’égard de l’Allemagne ?

Alors qu’une majorité de « collaborateurs » flamands se limitaient à une « collaboration » culturelle (à l’exemple du peintre et écrivain Marc Eemans), des élites de Wallonie se déshonoraient dans la crapuleuse dénonciation des Juifs et des résistants. Tel fut le cas du châtelain du village natal de ma famille (en Hesbaye), avocat rayé du Barreau et recyclé dans le négoce des fruits après sa sortie de légitime incarcération.

Il est faux d’attribuer le blocage de l’amnistie à « l’opposition des francophones ». Je me souviens d’un vieux résistant flamand (de la région de Tongres). Interrogé par la R.T.B.F. sur la possibilité d’un pardon accordé aux collaborateurs du nazisme, il répondit (au début des années 2000) : « Il n’en est pas question. Si je devais me réconcilier avec les collaborateurs et si mes amis résistants décédés devaient me voir les trahir ainsi, ils penseraient que je suis un salopard (sic). »

On peut comprendre et même admirer la fidélité de ce Limbourgeois octogénaire à son idéal des années 1940. On ne doit pas pour autant se désintéresser des Flamands « exilés de l’intérieur », descendants des collaborateurs jugés « inciviques » ad vitam æternam.

Compensant leur marginalisation culturelle par la guerre économique, les Flamands ont inversé la tendance par rapport à une Wallonie, « puissance mondiale » au XIXe siècle (grâce aux mines et à la sidérurgie), aujourd’hui en déclin, avec néanmoins des signes de redressement.

Pour conclure avec Katz et Askolovitch, la Flandre possède aujourd’hui les moyens de se séparer de la Belgique et peut trouver dans l’histoire du pays de nombreuses et légitimes raisons à cette volonté séparatiste. L’amenuisement du « patriotisme belgicain » dérive aussi du spectacle de plus en plus décevant offert par une famille royale désormais exempte de fortes personnalités fédératrices. Les auteurs parlent assez peu des Saxe-Cobourg-Gotha. Ils sous-entendent l’ambivalence d’Albert Ier, alors que ce reproche me semble plutôt s’appliquer à Léopold III. Une chose est sûre : la Belgique est orpheline d’un Léopold II, et même d’un Baudouin Ier (décédé en 1993), à qui l’on peut faire grief d’un certain puritanisme religieux, mais dont le rayonnement personnel forçait une sympathie unificatrice. Avec la disparition de ce dernier vrai souverain d’une dynastie devenue ensuite insignifiante (sauf pour ceux qu’impressionne la « mathildomania »), la Belgique est entrée, pour paraphraser Spengler, dans ses « années décisives ».