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lundi 10 mai 2010

Un romancier anglais cherche géographe


L'Evasion
Henderson's Boys:
Robert Muchamore
Casterman Lectures, série Romans Grand Format, 256 p., 15,00 €, ISBN : 2203024291.


La place privilégiée des Anglais dans le marché de l'édition fait que nombre de productions britanniques excellentes, moyennes ou même mauvaises, trouvent des débouchés internationaux que parfois elles ne méritent pas.

Les éditeurs sont séduits par des simples calculs financiers. Acheter à vil prix une production anglophone revient bien moins cher que d'investir dans des produits originaux français. En outre, ils connaissent le résultat des ventes et ne choisissent que les titres ayant reçu un accueil favorable du public.

Dans ce contexte, on comprend donc très bien que les éditions Casterman aient acheté au Royaume Uni la collection de romans pour la jeunesse de Robert Muchamore intitulée Cherub.

Voici comment la présente l'éditeur :
Au sein du gouvernement britannique, seules deux personnes — le Premier ministre et le ministre des services secrets — connaissent l’existence de CHERUB. Cette agence de renseignement gouvernementale ultra-secrète a pour particularité de ne recruter et utiliser que de jeunes orphelins, de huit à dix-sept ans. C’est le cas de l’adolescent James Adams, un déshérité de la société britannique, que son intégration à CHERUB a probablement sauvé d’une dérive violente.

Le succès planétaire de cette série aux nombreux titres repose non seulement par le fait que l'auteur soit anglophone, mais aussi par une grande qualité de style. Robert Muchamore écrit le roman que des pré-adolescents ont envie de lire.

En France, je le compare avec Eric L'Homme, un des auteurs jeunesse vedette de Gallimard, qui écrit des romans dans lesquels les adolescents aiment se plonger car cet auteur ne les infantilise pas. Je pense notamment à sa série Phænomen. Le secret de ce montagnard discret est un idéal de vie élevé dont on trouve un reflet dans son dernier livre Des pas dans la neige. Je le conseille vivement.

Pour en revenir à notre romancier anglais, pour ne pas se compliquer la vie, celui-ci choisit des méchants très politiquement corrects afin d'éviter tout ostracisme de la part des bibliothécaires, probablement les personnes à l'esprit le plus conformiste qu'il soit possible de trouver. Leur rôle néfaste dans le développement de la littérature pour la jeunesse reste à explorer.

Sous l'amicale pression de ses fans et de ses éditeurs, l'auteur anglais a sans doute voulu expliquer l'origine de cette cellule d'enfants mis au service de l'espionnage britannique.

C'est probablement l'explication à l'écriture de l'Evasion qui se situe chronologiquement aux origines de la série.

Juin 1940. Les armées allemandes déferlent sur la France. Dans la région de Beauvais, le jeune Marc Kilgour, un orphelin de douze ans, doit prendre la fuite au hasard des routes. Tout en se dirigeant vers Paris, il fait le douloureux apprentissage de la survie. Pendant ce temps, dans la capitale, un anglais et ses deux enfants, Paul et Suzie, s’efforcent eux aussi de fuir vers le sud. Peine perdue : à Tours, ils sont victimes d’un mitraillage et le père meurt. Paul et Suzie, désormais, sont eux aussi livrés à eux-mêmes. Leur vie est en danger. Rien, a priori, ne relie les trois enfants. Sauf une chose : le nom d’un certain Charles Henderson, un homme du renseignement britannique qu’ils vont tenter de retrouver…
Rien à redire sur le fond car il s'agit d'un roman et le romancier a tous les droits, même celui de tordre le cou à la vraisemblance historique.

Cela dit, il est bon quand même que l'auteur mouille sa chemise et n'écrive pas n'importe quoi quand il met en scène le contexte historique. Car ce foutu contexte apporte crédibilité et qualité au travail d'écriture. Dans un cadre éditorial très éloigné de la littérature pour adolescents, une des clefs de la réussite de Gérard de Villiers dans sa série SAS repose sur une étude des lieux et des circonstances de chaque roman qui est solide comme le roc.

Une source d'inspiration pour la série Cherub ?

Or, selon toute vraisemblance, Robert Muchamore a limité sa documentation au strict minimum et même à un peu moins.

Prenons quelques exemples.

Un des personnages, Marc, est un orphelin placé dans un orphelinat rural qui ressemble trait pour trait aux institutions britanniques et qui n'a que peu de rapport avec ce qui se faisait en France dans le cadre de l'Assistance publique.

Le romancier décrit le travail de Marc dans une ferme. Ce faisant, il commet des erreurs qui démontrent qu'il n'a jamais mis les pieds dans un élevage et ne connaît rien à la situation géographique du Beauvaisis où se trouve Marc. Ainsi, une vache produit des excréments et de l'urine (en fait dans ce contexte il convient d'écrire « fumier ») que Marc fait glisser dans la fosse d'où une fois par semaine il l'extrait à grand peine pour en remplir ses tonneaux qui sont roulés « puants vers la grange, où le fumier se décomposerait jusqu'à ce qu'il serve d'engrais ».

Une simple visite à une exploitation agricole aurait montré à l'auteur que, même en 1940, on ne remplit pas de fumier une fosse à lisier et que le fumier de ruminants est simplement entassé, le plus souvent à l'air libre et non dans des tonneaux dans une grange destinée à conserver le foin.

Sur un plan historique, l'auteur ne sort pas trop des rails. Il mentionne le bombardement de Paris le 3 juin 1940, ou celui de Tours, ce qui est parfaitement exact. Mais il se trompe quand un de ses personnages affirme que l'Armée française ne se sert pas de la radio et qu'elle se repose sur des messagers à cheval !

Du côté allemand, c'est parfois fantaisiste comme l'affirmation que les état-majors se déplacent en kubelwagen ou carrément erroné quand il se trompe de grade pour le redoutable sous-chef des services de sécurité du Reich Reinhard Heydrich qu'il catapulte au grade de Obergruppenführer alors qu'il n'est à cette époque que Gruppenführer.

Reinhard Heydrich, vilain professionnel, photographié ici en 1941 avec les insignes du grade de Gruppenführer (d'avant 1942).

Autre grosse bourde de l'auteur, un des personnages vole un uniforme de la Gestapo, exploit improbable car les cerbères du régime (qui n'opéraient pas en dehors de l'Allemagne) se caractérisaient par leur absence d'uniforme !

Un uniforme qui n'en est pas un, sauf pour Robert Muchamore.

Finalement les héros s'embarquent à Bordeaux dans un paquebot, le Cardiff Bay, à destination de l'Angleterre. Par malchance, le navire est bombardé et coule à pic à 5 km du port de bordeaux.


Sur cette carte de Bordeaux, l'itinéraire du Cardiff Bay tel qu'il est décrit par Robert Muchamore. De toute évidence, l'auteur n'a pas pris la peine de lire une carte avant d'imaginer la scène de l'attaque du paquebot

Or, à cet endroit, les fonds varient selon la marée entre 7 et 12 m. Jamais le paquebot n'aurait pu disparaître dans les eaux puisqu'il aurait forcément reposé sur la vase du lit de la rivière. Toutes les scènes imaginées par l'auteur pour raconter la fin du Cardiff Bay sont tout simplement impossibles. C'est aussi idiot que d'imaginer le Titanic coulant dans la Seine ou dans la Tamise.

En revanche, l'idée d'embarquer ses personnages à Bordeaux repose sur un réalité historique incontestable.

Le paquebot Massillia en manœuvres pour accoster sur le quai des Quinconces.

Quelques témoignages des escales de paquebots dans le port de Bordeaux.


La carte qui illustre l'ouvrage n'est pas exacte. On voit ici la ligne de front le 12 juin 1940. Or la ville de Strasbourg n'a été occupée par les Allemands que le 19 juin.

Robert Muchamore a le droit d'écrire des idioties car il est romancier et ne fait pas prétention d'historien. Ces bourdes n'obèrent en rien le plaisir que les adolescents peuvent prendre à la lecture de ce roman car ses lecteurs n'entravent que pouic à l'Histoire avec un grand H et se moquent comme de l'an 40 des erreurs sur les grades, la géographie du chenal d'accès au port de Bordeaux ou encore du sort des orphelins dans la France de cette époque.

Je préfère ce roman d'action invraisemblable, mais bien écrit et au récit rondement mené, aux jérémiades bolchevisantes et pleurnichardes d'un Pierre Bordage.

Je suis convaincu que les jeunes lecteurs partageront mon avis. J'en veux pour preuve que ma fille adolescente a dévoré le roman de Robert Muchamore et n'a pas voulu de celui de Pierre Bordage.

Un éditeur peu attentif

Les éditions Casterman ont manqué de vigilance en adaptant au marché français le matériel de merchandising livré avec un beau ruban par l'éditeur anglais.

Pour accompagner la sortie du roman l'Evasion, Casterman a adressé avec l'ouvrage une affiche sur laquelle on peut lire une chronologie de l'année 1940 destinée, en principe, à aider le jeune lecteur à s'y retrouver.



Malheureusement, elle est le reflet de l'histoire telle que l'apprennent les Anglais, par forcément telle que l'expliquent les historiens en France ou dans les autres pays continentaux.

Ci-dessus, par exemple, on cite l'invasion par les « nazis » de la Norvège. Mais on omet de dire que cette invasion n'était guère différente de celle que les Anglais avaient envisagé de conduire.



Que font les correcteurs de Casterman ? Le maréchal Pétain est chargé de former un nouveau gouvernement le 16 juin 1940 avec le titre de président du Conseil par un décret présidentiel.


Hitler défile à Paris ? Première nouvelle ! En réalité, l'homme fort de l'Allemagne visite la capitale vaincue en catimini avec une poignée de fidèles. On fait mieux comme défilé.

Le 28 juin, De Gaulle est reconnu par les Britanniques comme « chef des Français libres qui se rallient à lui ».

Autre bourde de taille, la guerre sous-marine ne commence pas le 1er juillet 1940, mais le 3 septembre 1939 par le torpillage du paquebot SS Athenia.

Selon Robert Muchamore et les éditions Casterman, le SS Athenia n'a pas été coulé par un sous-marin allemand le 3 septembre 1939.


Il est sidérant que la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Royaume Uni ne soit pas précédée par l'événement qui la justifie : l'attaque le 3 juillet par la Royal Navy de la flotte française au mouillage à Mers El Kebir. Le bombardement par les Anglais de navires désarmés et hors d'état de combattre n'est pas une page de gloire dont les Anglais aiment à se vanter. Les morts français, sacrifiés par Churchill sur l'auteur d'une démonstration de force à bon compte, ne comptent guère.


La chronologie des bombardements est bien connue et les historiens savent tous que les bombardements allemands sur Londres ne sont pas le résultat d'une politique délibérée mais plutôt le résultat d'erreurs de navigation car Hitler et Goering l'avaient interdit. En revanche, le bombardement de Berlin avait été conçu pour déclencher la colère de Hitler et provoquer des bombardements des villes en anglaises en représailles. Cette mesure désespérée avait pour objectif sauver la RAF de l'annihilation.

Quant à l'opération « lion de mer » sa réalité même est sujette à caution.

A la lecture de cette chronologie, on a l'impression que les bombardiers britanniques se roulent les pouces. Ce qui n'est pas le cas. Casterman omet tous les bombardements britanniques sur l'Allemagne. Quelle étrange lacune. Pourtant, seulement du 1er septembre au 15 octobre, selon le journal des opérations du Bomber Command, les villes suivantes ont été bombardées : Boulogne, Ostende, Hambourg, Berlin, Brême, Bruxelles, Anvers, Bruxelles, Dunkerque, Saint-Nazaire, Dresde, Berlin, Boulogne, Calais, Kiel, Dortmund, Lorient, Ostende, Amsterdam, Berlin, Cologne, Gelsenkirchen, Hamm, Osnabrück, Soest, Berlin, Essen, Eindhoven, ainsi que de très nombreuses cibles mineures.

Pour retrouver une bonne chronologie, je suggère d'utiliser celle de François Delpla.

Pour savoir ce que Churchill a fait la veille du bombardement de Coventry et que les historiens anglais ne veulent pas raconter lire ici.

Il est indispensable que les éditeurs français budgétisent un minimum d'adaptation quand l'ouvrage anglais qu'ils achètent aborde notre histoire commune où le périodes de mésentente sont plus nombreuses que celles d'entente.

Les vérités anglaises ne survivent pas toujours au franchissement de la Manche.


Les Anglais et l'histoire

La désinvolture du romancier britannique Robert Muchamore à l'égard de l'histoire est partagée par nombre d'auteurs, de publicistes et d'historiens anglais.

Nous défendons l'idée dans ce blog qu'il ne faut pas faire confiance aux historiens anglais quand ils écrivent sur l'histoire de leur pays, en particulier dans le domaine militaire. En ce qui concerne l'histoire maritime, ils atteignent même des sommets de mauvaise foi.

A titre d'exemple. Les historiens britanniques se gargarisent avec la tentative espagnole d’envahir l’Angleterre sous Philippe II. En revanche, ils oublient complètement l’échec de cette autre armada invincible envoyée en 1741 par les Anglais conquérir l’Amérique espagnole et qui fut misérablement défaite par une poignée d’Espagnols commandés par un borgne manchot et unijambiste, Blas de Lezo.

Cette flotte, la plus puissante jamais encore rassemblée dans l’histoire européenne, sous le commandement de l’amiral Vernon, avec 2000 canons, 186 navires, et 23000 combattants, soit largement plus que la trop célèbre Armada invincible, se lance à l’assaut de Carthagène des Indes dans l’espoir, non seulement de s’emparer des trésors de la ville (en renouvelant l’exploit du français de Pointis en 1697), mais surtout d’entreprendre la conquête des possessions continentales de l’Espagne en Amérique. La défense acharnée des Espagnols commandés par don Blas de Lezo et les maladies tropicales vont transformer cette expédition en désastre, sauvant l’empire espagnol de la rapacité anglaise.

En plus de deux siècles, il n'y a pas eu un seul livre d'histoire anglais consacré à ce désastre.

Pas un seul.




Médailles frappées à Londres pour commémorer la prise de Carthagène. Les Anglais avaient vendu la peau de l'ours ibérique avant de l'avoir tué.

De même, les livres consacrés par les historiens et publicistes anglais aux opérations conduites par Wellington en Espagne contre un Armée française de second ordre se comptent par centaines sinon par milliers.

En revanche, combien de titres s'intéressent aux deux tentatives d'invasion de l'Amérique espagnole par les Anglais à la même époque qui se sont achevées en désastres militaires ?

Un seul.


Projets comparés d'attaque à l'Amérique espagnole en 1804 et 1805-1807.


samedi 24 avril 2010

Pierre Bordage à côté de la plaque

La couverture Benjamin Carré est la partie la plus réussie de ce volume.
Un style qui évoque celui d'Olivier Carré.


Ceux qui rêvent
Pierre Bordage

Ukronie/Flammarion, 334 p., 15 e, ISBN 978-2-0812-3031-6. Couverture illustrée par Benjamin Carré.


J'aime beaucoup des uchronies. depuis le Maître du haut château de Philip K. Dick, jusqu'à la vaste production actuelle venue du monde anglophone, où est en vogue la mode de l'alternate history, grâce à des réussites comme Fatherland de Robert Harris (qui imagine une enquête policière à Berlin en 1960 dans une Europe dominée par une Allemagne victorieuse) ou encore Pavane de Keith Roberts (qui a pour point de départ une Armada espagnole triomphante).

En France, j'ai apprécié, sans plus, l'œuvre fleuve de Jean-Claude Albert-Weil, le roman astucieux et bien informé d'Albert Costa d'une France qui n'accepte pas l'armistice de 1940 et poursuit le combat avec à sa tête le binôme De Gaulle et Pétain, Alexandra de Vladimir Volkoff, Le feld-maréchal von Bonaparte de Jean Dutour, ou le très amusant ouvrage de Guy Konopnicki, Les Cent jours - 5 mai-4 août 2002 mettant en scène une victoire de Jean Marie Le Pen en 2002.

Le cinéma nous offre quelques exemples intéressants dont le coréen 2009 Souvenirs perdus où la Corée est devenue japonaise, Capitaine Sky et le monde de demain, Jin-Roh, la Brigade des Loups, etc.

Il existe même quelques sites en ligne comme 1940 la France continue la guerre et une grande offre de versions alternatives de la Seconde Guerre mondiale. Nous en avons parlé ici et on peut découvrir les créations d'artistes dans le site Luftwaffe 46.

Une uchronie graphique de Richard Lewis Mendes.

Ce long préambule pour expliquer que je réunis toutes les conditions pour apprécier le nouveau titre de Pierre Bordage publié dans la collection ukronie de Flammarion. Pourtant, j'ai eu toutes les peines du monde à achever la lecture de Ceux qui rêvent et, une fois le volume refermé, j'ai ressenti comme un sentiment d'horripilation.

L'auteur nous invite à l'accompagner dans un monde où une Europe, partagée entre des monarchies totalitaires, a reconquis l'Amérique et réparti ce pays entre des royaumes tout aussi tyranniques que leurs homologues européens.

Un jeune homme, qui appartient à la caste des cous-noirs, des prolétaires à qui l'on interdit toute éducation depuis la révolution manquée de 1789, vit avec une jeune femme Clara qui appartient à une des familles les plus riches de France. Elle est enlevée par les siens et envoyée en Nouvelle France où elle doit être mariée contre son gré à l'homme le plus riche de cette contrée.

Prêt à tout pour récupérer la femme de sa vie, jean part pour l'Amérique dans un voyage plein de dangers à cause de la police royale qui persécute tout ce qui bouge.

Je ne vais pas entrer dans des considérations purement littéraires car d'autres bloggeurs ont porté sur Pierre Bordage, surnommé bien à tort le « Balzac de la science fiction », des jugements à l'emporte-pièce que j'ai tendance à partager.

Je cherche plutôt à comprendre pourquoi le roman Ceux qui rêvent (suite d'un premier volume intitulé Ceux qui sauront) ne fonctionne pas, pour quelles raisons un lecteur comme moi ne se laisse pas prendre une seconde à la magie du romancier qui fabrique un monde qui aurait pu être.

La réussite d'une uchronie repose sur la vraisemblance. Quand Robert Harris écrit Fatherland, il respecte le cadre général de la société hitlérienne et les déformations qu'il lui inflige pour tenir compte de l'usure des années ne sont pas aberrantes. En outre, il se garde bien de porter des jugements moraux. Il n'écrit pas engoncé dans la robe d'un procureur au tribunal militaire interallié de Nuremberg. Harris laisse le soin au lecteur de condamner lui même cette société néo-hitlérienne par le simple fait de sa talentueuse déconstruction du fonctionnement d'une société totalitaire.

Pierre Bordage dans ce roman échoue dans son entreprise de nous embarquer avec lui car il ne respecte pas les règles de base de l'uchronie.

En premier lieu, il a écrit un roman qui est le reflet de ce qui semble être une obsession idéologique, cherchant à régler des comptes avec des systèmes politiques honnis, sans aucun souci de cohérence historique. Son travail n'aurait pas déparé dans la production soviétique de littérature pour la jeunesse des années 1920 à 1930 ou parmi la littérature d'inspiration socialiste qui décrivait sous les traits les plus noirs les turpitudes de la société capitaliste (comme ceux que pouvait écrire Jack London).

Pratiquement à chaque page, l'auteur insiste avec ses gros sabots sur la malignité du système oppressif, reprenant à son compte tous les poncifs à la mode dans l'extrême gauche d'aujourd'hui.

En deuxième lieu, une psychologie des personnages à deux sous. A titre d'exemple, son jeune héros Jean se souvient à peine du nom de famille de la jeune femme qui partage sa vie alors même qu'elle appartient à une des plus grande familles du pays. C'est comme si un jeune homme d'aujourd'hui vivait avec une héritière de l'empire Lagardère ou Bouygues sans y accorder de l'importance.

Enfin, last but not least, il ne respecte pas la cohérence historique. Il n'est pas crédible de faire de monarchies européennes des systèmes totalitaires car cela est trop en contradiction avec leur essence même. Il aurait mieux fallu imaginer quelque chose d'autre, à la limite un système théocratique. On n'y adhère pas une minute.

La réalité de l'esclavage est caricaturée au delà du crédible quand l'auteur explique que les esclaves noirs ont valu moins qu'une vache ou qu'un porc. De toute évidence, il n'a jamais ouvert un ouvrage sur la question comme le célèbre Time on the cross. Pierre Bordage aurait pu apprendre que les esclaves représentaient un tel capital que l'on faisait venir dans les Etats du sud des ouvriers irlandais pour réaliser les travaux dangereux car leur mort en cas d'accident ne coûtait rien alors que celle d'un esclave réduisait la fortune de son maître.

De même, non seulement la vision des rapports sociaux est aberrante, mais aussi celle des rapports raciaux, notamment dans les relations entre Indiens et Français. L'auteur révèle toute l'étendue de son ignorance de l'histoire des relations entre la couronne de France et les nations indiennes. Il aurait pu s'inspirer de l'excellente étude de l'historien Arnaud Balvay L'épée et la plume : Amérindiens et soldats des troupes de la marine en Louisiane et au Pays d'en Haut (1683-1763) pour imaginer quels auraient pu être les liens entre Indiens et Français en cohérence avec leur histoire commune.

Même si des passages sont assez réussis, comme le récit de la traversée à bord du paquebot à vapeur Henri VIII dont la description technique colle d'assez près à la réalité, ou encore le groupe d'hérétiques orthodoxes rencontré par un des personnages, on ne croit pas une seconde dans le monde alternatif imaginé par Pierre Bordage.

Certes, il faut tenir en compte qu'il s'agit d'un roman destiné à des adolescents, mais cela n'excuse pas pour autant le manquement aux règles de base de l'uchronie. Si Pierre Bordage souhaite poursuivre dans la même veine de dénonciation politique, il vaudrait mieux qu'il s'engage carrément dans la science-fiction ou mieux encore l'heroic-fantaisie, plus à même d'accueillir ses obsessions de lutte des classes sans choquer le lecteur.

J'aurais presque tendance à considérer les choix rédactionnels de Pierre Bordage pour ce roman comme une erreur de débutant, ce qu'il n'est de toute évidence pas. Il possède un réel talent d'écriture, même s'il pâtit d'un volume de production trop élevé pour qu'il puisse s'attacher au fini de son texte.

Encourageons-le à abandonner les habits démodés de croisé de la justice sociale en quête d'un monde meilleur, laïque, républicain et socialiste, pour bâtir de solides histoires, bien charpentées, reposant sur une réelle connaissance historique. Dans un genre un peu différent, le succès des romans de Jean-François Parot devraient inciter Pierre Bordage à une évolution de ses techniques de travail.

Ce ne sont pas les scénarios qui manquent. Que serait l'Algérie aujourd'hui si les Pieds-Noirs avaient déclaré leur indépendance unilatérale en 1962 ? Comment serait l'Europe si l'Union soviétique l'avait conquise ? Que se serait-il passé si l'Espagne avait conservé ses territoires d'Outre-Mer ?

Bref, Pierre Bordage n'a que l'embarras du choix.

Pour en savoir plus

Les amateurs du genre peuvent trouver en ligne quelques perles, dont

Napoléon et la conquête du monde, 1812-1832, histoire de la monarchie universelle de L. Geoffroy-Château, publié à Paris en 1836.

Uchronie (l'utopie dans l'histoire) : esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être, de Charles Renouvier, publié à Paris en 1876.

Philip Dru: administrator, de Edward Mandell House, publié par B.W. Huebsch en 1912


Un grand uchroniste, le colonel House à Paris pendant la Grande Guerre.

Vous pouvez explorer Google books ici dans la catégorie utopies.

Pour une fois, nous pouvons recommander la page que Wikipedia consacré à l'uchronie.