samedi 24 avril 2010

Pierre Bordage à côté de la plaque

La couverture Benjamin Carré est la partie la plus réussie de ce volume.
Un style qui évoque celui d'Olivier Carré.


Ceux qui rêvent
Pierre Bordage

Ukronie/Flammarion, 334 p., 15 e, ISBN 978-2-0812-3031-6. Couverture illustrée par Benjamin Carré.


J'aime beaucoup des uchronies. depuis le Maître du haut château de Philip K. Dick, jusqu'à la vaste production actuelle venue du monde anglophone, où est en vogue la mode de l'alternate history, grâce à des réussites comme Fatherland de Robert Harris (qui imagine une enquête policière à Berlin en 1960 dans une Europe dominée par une Allemagne victorieuse) ou encore Pavane de Keith Roberts (qui a pour point de départ une Armada espagnole triomphante).

En France, j'ai apprécié, sans plus, l'œuvre fleuve de Jean-Claude Albert-Weil, le roman astucieux et bien informé d'Albert Costa d'une France qui n'accepte pas l'armistice de 1940 et poursuit le combat avec à sa tête le binôme De Gaulle et Pétain, Alexandra de Vladimir Volkoff, Le feld-maréchal von Bonaparte de Jean Dutour, ou le très amusant ouvrage de Guy Konopnicki, Les Cent jours - 5 mai-4 août 2002 mettant en scène une victoire de Jean Marie Le Pen en 2002.

Le cinéma nous offre quelques exemples intéressants dont le coréen 2009 Souvenirs perdus où la Corée est devenue japonaise, Capitaine Sky et le monde de demain, Jin-Roh, la Brigade des Loups, etc.

Il existe même quelques sites en ligne comme 1940 la France continue la guerre et une grande offre de versions alternatives de la Seconde Guerre mondiale. Nous en avons parlé ici et on peut découvrir les créations d'artistes dans le site Luftwaffe 46.

Une uchronie graphique de Richard Lewis Mendes.

Ce long préambule pour expliquer que je réunis toutes les conditions pour apprécier le nouveau titre de Pierre Bordage publié dans la collection ukronie de Flammarion. Pourtant, j'ai eu toutes les peines du monde à achever la lecture de Ceux qui rêvent et, une fois le volume refermé, j'ai ressenti comme un sentiment d'horripilation.

L'auteur nous invite à l'accompagner dans un monde où une Europe, partagée entre des monarchies totalitaires, a reconquis l'Amérique et réparti ce pays entre des royaumes tout aussi tyranniques que leurs homologues européens.

Un jeune homme, qui appartient à la caste des cous-noirs, des prolétaires à qui l'on interdit toute éducation depuis la révolution manquée de 1789, vit avec une jeune femme Clara qui appartient à une des familles les plus riches de France. Elle est enlevée par les siens et envoyée en Nouvelle France où elle doit être mariée contre son gré à l'homme le plus riche de cette contrée.

Prêt à tout pour récupérer la femme de sa vie, jean part pour l'Amérique dans un voyage plein de dangers à cause de la police royale qui persécute tout ce qui bouge.

Je ne vais pas entrer dans des considérations purement littéraires car d'autres bloggeurs ont porté sur Pierre Bordage, surnommé bien à tort le « Balzac de la science fiction », des jugements à l'emporte-pièce que j'ai tendance à partager.

Je cherche plutôt à comprendre pourquoi le roman Ceux qui rêvent (suite d'un premier volume intitulé Ceux qui sauront) ne fonctionne pas, pour quelles raisons un lecteur comme moi ne se laisse pas prendre une seconde à la magie du romancier qui fabrique un monde qui aurait pu être.

La réussite d'une uchronie repose sur la vraisemblance. Quand Robert Harris écrit Fatherland, il respecte le cadre général de la société hitlérienne et les déformations qu'il lui inflige pour tenir compte de l'usure des années ne sont pas aberrantes. En outre, il se garde bien de porter des jugements moraux. Il n'écrit pas engoncé dans la robe d'un procureur au tribunal militaire interallié de Nuremberg. Harris laisse le soin au lecteur de condamner lui même cette société néo-hitlérienne par le simple fait de sa talentueuse déconstruction du fonctionnement d'une société totalitaire.

Pierre Bordage dans ce roman échoue dans son entreprise de nous embarquer avec lui car il ne respecte pas les règles de base de l'uchronie.

En premier lieu, il a écrit un roman qui est le reflet de ce qui semble être une obsession idéologique, cherchant à régler des comptes avec des systèmes politiques honnis, sans aucun souci de cohérence historique. Son travail n'aurait pas déparé dans la production soviétique de littérature pour la jeunesse des années 1920 à 1930 ou parmi la littérature d'inspiration socialiste qui décrivait sous les traits les plus noirs les turpitudes de la société capitaliste (comme ceux que pouvait écrire Jack London).

Pratiquement à chaque page, l'auteur insiste avec ses gros sabots sur la malignité du système oppressif, reprenant à son compte tous les poncifs à la mode dans l'extrême gauche d'aujourd'hui.

En deuxième lieu, une psychologie des personnages à deux sous. A titre d'exemple, son jeune héros Jean se souvient à peine du nom de famille de la jeune femme qui partage sa vie alors même qu'elle appartient à une des plus grande familles du pays. C'est comme si un jeune homme d'aujourd'hui vivait avec une héritière de l'empire Lagardère ou Bouygues sans y accorder de l'importance.

Enfin, last but not least, il ne respecte pas la cohérence historique. Il n'est pas crédible de faire de monarchies européennes des systèmes totalitaires car cela est trop en contradiction avec leur essence même. Il aurait mieux fallu imaginer quelque chose d'autre, à la limite un système théocratique. On n'y adhère pas une minute.

La réalité de l'esclavage est caricaturée au delà du crédible quand l'auteur explique que les esclaves noirs ont valu moins qu'une vache ou qu'un porc. De toute évidence, il n'a jamais ouvert un ouvrage sur la question comme le célèbre Time on the cross. Pierre Bordage aurait pu apprendre que les esclaves représentaient un tel capital que l'on faisait venir dans les Etats du sud des ouvriers irlandais pour réaliser les travaux dangereux car leur mort en cas d'accident ne coûtait rien alors que celle d'un esclave réduisait la fortune de son maître.

De même, non seulement la vision des rapports sociaux est aberrante, mais aussi celle des rapports raciaux, notamment dans les relations entre Indiens et Français. L'auteur révèle toute l'étendue de son ignorance de l'histoire des relations entre la couronne de France et les nations indiennes. Il aurait pu s'inspirer de l'excellente étude de l'historien Arnaud Balvay L'épée et la plume : Amérindiens et soldats des troupes de la marine en Louisiane et au Pays d'en Haut (1683-1763) pour imaginer quels auraient pu être les liens entre Indiens et Français en cohérence avec leur histoire commune.

Même si des passages sont assez réussis, comme le récit de la traversée à bord du paquebot à vapeur Henri VIII dont la description technique colle d'assez près à la réalité, ou encore le groupe d'hérétiques orthodoxes rencontré par un des personnages, on ne croit pas une seconde dans le monde alternatif imaginé par Pierre Bordage.

Certes, il faut tenir en compte qu'il s'agit d'un roman destiné à des adolescents, mais cela n'excuse pas pour autant le manquement aux règles de base de l'uchronie. Si Pierre Bordage souhaite poursuivre dans la même veine de dénonciation politique, il vaudrait mieux qu'il s'engage carrément dans la science-fiction ou mieux encore l'heroic-fantaisie, plus à même d'accueillir ses obsessions de lutte des classes sans choquer le lecteur.

J'aurais presque tendance à considérer les choix rédactionnels de Pierre Bordage pour ce roman comme une erreur de débutant, ce qu'il n'est de toute évidence pas. Il possède un réel talent d'écriture, même s'il pâtit d'un volume de production trop élevé pour qu'il puisse s'attacher au fini de son texte.

Encourageons-le à abandonner les habits démodés de croisé de la justice sociale en quête d'un monde meilleur, laïque, républicain et socialiste, pour bâtir de solides histoires, bien charpentées, reposant sur une réelle connaissance historique. Dans un genre un peu différent, le succès des romans de Jean-François Parot devraient inciter Pierre Bordage à une évolution de ses techniques de travail.

Ce ne sont pas les scénarios qui manquent. Que serait l'Algérie aujourd'hui si les Pieds-Noirs avaient déclaré leur indépendance unilatérale en 1962 ? Comment serait l'Europe si l'Union soviétique l'avait conquise ? Que se serait-il passé si l'Espagne avait conservé ses territoires d'Outre-Mer ?

Bref, Pierre Bordage n'a que l'embarras du choix.

Pour en savoir plus

Les amateurs du genre peuvent trouver en ligne quelques perles, dont

Napoléon et la conquête du monde, 1812-1832, histoire de la monarchie universelle de L. Geoffroy-Château, publié à Paris en 1836.

Uchronie (l'utopie dans l'histoire) : esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être, de Charles Renouvier, publié à Paris en 1876.

Philip Dru: administrator, de Edward Mandell House, publié par B.W. Huebsch en 1912


Un grand uchroniste, le colonel House à Paris pendant la Grande Guerre.

Vous pouvez explorer Google books ici dans la catégorie utopies.

Pour une fois, nous pouvons recommander la page que Wikipedia consacré à l'uchronie.

12 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est stupéfiant. Je cherchais Pierre Bordage dans Google Blogs et je suis tombé en premier sur celui-ci qui est paru aujourd'hui même.

Il est aberrant que le moteur de recherches de Google offre comme premier choix ce site aussi négatif sur un grand auteur français.

J'aime Bordage et les commentaires vaseaux d'un vieux réac me laissent froid.

Balbino Katz a dit…

Bienvenue dans le monde étonnant des algorithmes de Google.

Une formule mathématique concoctée aux Etats-Unis a décidé que ce blog est assez crédible pour mériter d'être en tête des résultats.

Aussi incroyable que cela puisse paraître dans de nombreux cas, nous sommes classés parmi les premiers blogs francophones.

je conçois que mes commentaires de vieux réac vous consternent, mais leur classement en tête par Google, ni vous ni moi n'y pouvons rien.

Mayel a dit…

Personnellement j'aime assez vos commentaires de vieux réac..., tout comme google visiblement, de là à dire que google est réac il n'y a qu'un pas que je me garderai de sauter.

Merci pour votre éclairage du dernier livre de Bordage, je vais donc pouvoir libérer du temps pour lire autre chose, par exemple tenter de finir Tous à Zanzibar de John Brunner, qui écrit en 1968 une vision intéressante de la société des années 2000, mais qui est malheureusement un peu lourd à lire.

Bonne continuation

Anonyme a dit…

Bonne idée Mayel ! Si des commentaires vous suffisent à apprécier un livre, libérer votre temps pour du meilleur. Méfiez-vous de ne pas rencontrer, avant d’avoir entamé votre prochaine lecture, de fins commentaires éclairés sur Tous à Zanzibar de John Brunner par Babino Katz. Il est redoutable ! Néanmoins, respect à l’historien, à l’analyste, au rédacteur...
Je m’adresse à l’homme, à Babino Katz : Est-ce Bordage qui échoue pour vous embarquer avec lui – sous prétexte de non-respect de Règles, qui rassurent très certainement - ou vous qui ne vous êtes pas laissé emmener, pour des raisons qui ne regardent que vous et votre Histoire.
Qui raconte l’Histoire ? L’Histoire raconte Qui ?
Qui établit des Règles ? Et pour Qui ?
Bordage pour moi est un Génie, un talentueux écrivain, un homme humble, doux et sincère. J’aime à lire ses livres sans dictionnaire au chevet de mon lit ou dans les transports en commun, j’aime à partir avec lui, sans calculer, ni réfléchir à rien, juste pour le plaisir de lire.
Je ne lis pas un livre d’Histoire quand j’ouvre l’un de ses livres mais accepte de voyager avec lui.
Il a transformé ma vie, ma façon de penser, de voir, d’entendre, de rire et de sourire, d’aimer, par ces mots il m’a guéri, par son imagination il m’a montré la beauté d’un cerveau, d’une âme, d’un cœur.
Le corps, la mort et l’Histoire seront toujours ce que les hommes en feront !
Merci de votre éclairage Babino, il m’a aidé à grandir.
Cordialement
Lucie

Anonyme a dit…

Veuillez m'excuser d'avoir omis un "L". Pour quelqu'un qui aime voler, quelle erreur :)

Anonyme a dit…

Et plusieurs "E"... oui, je suis une femme, sans aucun doute :)

Balbino Katz a dit…

Merci Lucie pour ce commentaire subtil et fin. Je ne m'attendais pas à ce que Pierre Bordage suscite autant de passion.

Mais, voilà, on ne se refait pas. Etant donné mon parcours, ma formation, mon travail, je ne peux pas échapper à l'Histoire quand je lis un livre, même un roman.

De même qu'un scientifique lisant un roman de science fiction aime à ce que l'auteur tienne en compte les lois de la physique, j'aime qu'un auteur d'uchronies ne me fasse pas bondir au plafond.

Cela dit vous posez une bonne question :

Est-ce Bordage qui échoue pour vous embarquer avec lui – sous prétexte de non-respect de Règles, qui rassurent très certainement - ou vous qui ne vous êtes pas laissé emmener, pour des raisons qui ne regardent que vous et votre Histoire.

Les deux mon capitaine.

Il est vrai que j'aime l'uchronie sérieuse, comme par exemple Fatherland de Robert Harris ou même amusante comme Les Cent jours - 5 mai-4 août 2002 de Guy Konopnicki dans la mesure où elle respecte la cohérence historique.

Qu'est-ce la cohérence historique ?

Et bien, par exemple, ne pas imaginer François Bayrou en président de la République dictatorial, un Lénine adepte de la démocratie autogestionnaire ou encore un Adolf Hitler défenseur des droits de l'Homme et de l'antiracisme.

D'autre part, on aime plus ou moins un livre en fonction de ses inclinaisons.

Par exemple, je déteste Sa Majesté des mouches de William Golding parce qu'il heurte de front mes convictions humanistes. Toutefois, je reconnais en ce roman un chef d'œuvre incontestable qui nous met en garde contre le loup qui sommeille en nous.

Dans l'ouvrage de Bordage, je suis heurté par l'artificialité de la construction romanesque. Je ne parviens pas à croire une seconde dans une société monarchique telle qu'il la décrit car elle est en contradiction avec l'essence même de ce mode de gouvernement.

Si cette vision ne prend pas dans l'esprit du lecteur, le roman tombe à l'eau.

Pourtant, un romancier a toute latitude pour créer des mondes alternatifs crédibles. Par exemple, Ténébreuse est un univers créé par Marion Zimmer Bradley dans lequel je me laisse prendre par la main de l'auteur. Certes, ce n'est pas de l'uchronie, mais plutôt de l'heroic-fantasy, mais l'auteur reste cohérente avec l'univers culturel de ses lecteurs.

Enfin, la part personnelle joue un rôle. La rhétorique marxisante de Pierre Bordage me rappelle de bien mauvais souvenirs. Ceux des littératures pour enfants des régimes totalitaires où pour vanter les mérites de l'homme nouveau on noircit le souvenir de l'homme ancien.

Un dernier mot.

Lucie, ce qui compte avant tout c'est le plaisir que vous prenez à livre un auteur. Si vous aimez Pierre Bordage, et je crois que vous l'aimez, restez-lui fidèle et appréciez-le pour ses qualités de cœur que vous avez découvertes alors que moi je ne les ai pas vues.

Anonyme a dit…

Balbino, je me pose une autre question... Combien de livres de Bordage avez-vous lu et lesquels ? Je reviendrais plus tard, encore des choses à vous dire :)

Balbino Katz a dit…

Je me dois à la vérité de vous dire que c'est le premier et le seul.

Toutefois, je peux en avoir lu d'autres en ce cas je n'en conserve aucun souvenir.

lyhane a dit…

Une uchronie, par essence, se joue du temps, ce qui fait de Bordage un excellent uchroniste: il se joue des temps, mélangeant l'humain dans tout ce qu'il est, était et pourraît être.

A ceux qui n'aiment pas, je vous conseillent de lire Les Guerriers du Silence, du même auteurs. De la vraie SF, tout comme la Fraternité du Panca l'est (à ce jour en cours de rédaction).

Bordage, un peu comme Frank Herbet (là, je vais me faire pendre ou pire par les puristes), est avant tout humain. Quels que soient ses textes, ils nous renvoient à l'humain, dans sa totalité, jouant de ses pensées, de ses carcans, de ses limites (imposées par lui-mêmes), de son environnement (politique, familial etc...)... jouant de ses fondements mêmes.

Dans le Chemin de Damas, Bordage fait quelque chose de fou, suicidaire même: un récit dont les "gentils" comme les "salauds" ressortent blanchis, responsables... compris. Il vous raconte l'avanture d'une victime, puis celle de son bourreau, l'air de rien, sans casser son histoire, sans heurts ni honte.

Et c'est vous qui à la fin restez là, sur le pas de la porte, comme si durant quelques heures vous aviez quittez le monde.

Plus qu'une avanture, car sa plume sait les écrire assez bien pour vous tenir en haleine sur des centaines de pages, ses romans choquent, énervent, émeuvent, interrogent... Bref, ils sont humains.

A lire, parce que personne ne peut vous dire, hormis vous, ce qui est bon... ou non.

Petite Noisette a dit…

Pourquoi ne pas avoir commencé par le premier tome ??
J'ai lu les deux et je trouve que le premier fonctionne parfaitement. C'était, il me semble, la première fois que je lisais une uchronie et j'avais beaucoup aimé le principe.
Mais par contre je n'ai pas vraiment apprécié ce deuxième tome. J'ai trouvé justement que l'uchronie n'était pas bonne.

Anonyme a dit…

What a data of un-ambiguity and preserveness of precious experience on the topic of unexpected feelings.


my blog post; tedxyse.com