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vendredi 2 juillet 2010

Bravo Merchet


Je n'en reviens pas. Le spécialiste en questions militaires de Libération ose parler d'un livre qui dérange.

Courageux, décapant, il m'étonne. Je finis pas croire que son traitement de l'affaire du légionnaire décédé accidentellement à Djibouti relève de l'erreur de parcours.

Son post, consacré à la parution de l'ouvrage d'Eric Lefèvre et d'Eric Pigoreau sur Bad Reichenhall, est un modèle du genre. Comment aborder honnêtement des faits qui dérangent. Je me souviens d'une conservation avec un journaliste du Figaro, dont je tais le nom volontairement, préparant un grand article à la gloire du Maréchal en question, qui m'a dit froidement que ce crime de guerre n'en était pas car les victimes étaient de mauvais Français.

Fermez le ban et lisez Libération.


Bad Reichenhall : un livre revient sur un "épisode tragique" de la 2ème DB de Leclerc

Le 8 mai 1945, douze Waffen SS français sont fusillés par d'autres soldats français, appartenant à la 2ème DB du général Leclerc. L'affaire se passe non loin de Bad Reichenhall, une bourgade bavaroise au sud de l'autoroute Munich-Salzbourg. L'affaire est connue des spécialistes, mais elle l'est peu et mal, en général rapidement évoquée dans les biographies de Leclerc. Pour la première fois, un livre très bien documenté est entièrement consacré à cet "épisode tragique". Il va faire grincer des dents. Ce fut le cas des miennes...

Disons le d'entrée : les préférences des deux auteurs ne sont pas, loin s'en faut, celles du "pacha" de ce blog, admirateur inconditionnel de l'épopée de la France libre. Eric Lefèvre fut un proche collaborateur de l'écrivain d'extrême-droite Jean Mabire et Olivier Pigoreau est un jeune journaliste passionné par le PPF de Doriot. Ils n'aiment visiblement guère les Gaullistes de la France libre et sont plus attirés par le destin des 15.000 Français qui revêtirent volontairement l'uniforme nazi. Mais, pour y avoir consacré deux ans d'enquête, ils connaissent l'épisode de Bad Reichenhall mieux que quiconque. Et les faits sont là, assurémment dérangeants.

Au pied du nid d'aigle d'Hitler, les combats ont cessé la veille. La guerre est finie. Le PC de Leclerc est installé à Bad Reichenhall. Des soldats américains, qui les avaient fait prisonniers, viennent déposer douze hommes, des Waffen SS, dans la rue où est installé l'état-major de la 2ème DB. Stupeur chez les Français : ces SS sont, eux aussi, français - issus de la Division Charlemagne ! Leclerc passe les voir quelques minutes et une altercation a lieu. Alors qu'il leur demande s'ils n'ont pas honte de porter l'uniforme allemand, l'un des prisonniers fait remarquer au libérateur de Paris qu'il porte bien, lui, l'uniforme américain. C'en est trop. Leur destin est scellé. Dans l'après-midi du 8 mai, ils sont fusillés par la 4ème compagnie du Régiment de marche du Tchad (RMT), dans une clairière proche de Bad Reichenhall. Les corps sont abandonnés là et ne seront inhumés que trois jours plus tard par l'armée américaine.

Qui sont-ils ? Seuls cinq des douze ont pu être identifiés. Leur vie, chaotique et misérable, est longuement racontée dans le livre : tous sont des volontaires, parfois issus de la LVF, qui voulaient combattre le "bolchevisme" au nom de "l'Europe nouvelle". Dans quel cadre juridique ont-ils été fusillés ? Apparamment, cela n'a pas été une question trop longtemps débattue. S'agit-il d'une méprise, de la mauvaise compréhension d'un ordre ? Les auteurs n'y croient pas et il pointe la responsabilité directe du général Leclerc. D'autres historiens contesteront sans doute leur interprétation, mais ils devront le faire à partir des éléments avancés dans ce livre.

Après guerre, cette affaire a fait l'objet de plusieurs enquêtes, dont une confiée à la Gendarmerie nationale. Enquêtes enterrées pour ne pas porter atteinte à la mémoire de Leclerc, concluent les auteurs. Les circonstances de la mort du Maréchal en 1947 sont évoquées, notamment parce qu'un "scénario", auquel les auteurs n'adhèrent pas, expliquerait l'accident de l'avion de Leclerc par un sabotage d'un proche d'un SS français fusillé à Reichenhall...

L'endroit de la fusillade est devenu un lieu de pélérinage pour les nostalgiques du IIIème Reich ; on apprend ainsi que Franz Schonhuber, leader (aujourd'hui décédé) des Republikaner allemands, un temps allié du Front national, en fut l'un des plus actifs promoteurs.

On accusera sans doute les auteurs de ressortir une histoire nauséabonde à des fins politiques. Peu importe : l'historien ou le journaliste ne doit pas se demander quelle cause sert tel ou tel fait qu'il relate- et qu'il faudrait, c'est selon, exposer ou bien taire - , mais uniquement de savoir si les choses sont vraies ou fausses. Et, en l'occurrence, elles semblent vraies.

L'image de Leclerc en ressort-elle salie, abîmée ? Philippe de Hauteclocque n'était pas un saint. C'était un homme, avec ses faiblesses - ses péchés, aurait dit ce grand chrétien - au premier chef desquels la colère et pas mal d'orgueil. Ce que montre surtout ce livre, c'est d'abord que la guerre n'est jamais une jolie chose, même si la cause pour laquelle on la fait est, sans l'ombre d'un doute, la bonne.

mercredi 19 mai 2010

Les persistants du crime

Je reste sidéré par la l'indulgence des journalistes français à l'égard du crime quand celui-ci est aux couleurs de leur inclinaisons politiques.

Ce portrait, bien écrit, d'un des partisans les plus enragés de la dictature communiste dans sa version la plus déjantée, celle en usage dans les pays asiatiques, est époustouflant par son art d'omettre la question de la responsabilité des intellectuels.

Publié dans les colonnes de Libération sous la plume d'Edouard Launet, ce portrait d'un homme à la dérive, à la fois mentale et idéologique, se refuse de confronter Robert Linhart avec le réel. Il accepte sa persistance dans le mal sans la condamner.

Pour le journaliste, le rêve et l'utopie excusent tout. Robert Linhart voulait instaurer en France un régime comparable à celui qui a sévi en Chine, responsable de la mort et de la déchéance morale et physique de millions d'innocents.

Edouard Launet serait-il capable d'écrire un article aussi hagiographique sur un néo-fasciste persistant ? J'en doute.

Rétabli

Robert Linhart. En 1968, cet intellectuel fut le pionnier de l’«établissement» des militants maos en usine. Après un long silence, il revient, inentamé.


Supposons que le nom de Robert Linhart ne vous dise rien. Admettons que le mouvement maoïste, qu’il a contribué à fonder, soit pour vous une histoire d’un autre temps. Acceptons le fait que cette ancienne icône de la jeunesse rêveuse et révoltée, initiateur de l’«établissement» des intellectuels en usine et auteur d’un fameux livre, l’Etabli, n’ait plus beaucoup de couleurs dans la France sans illusions du troisième millénaire. Mais veuillez tout de même imaginer ceci : le spectre d’Auguste Blanqui surgissant au beau milieu de la Belle Epoque et lançant au Paris parfumé : «Que doit être la révolution? L’anéantissement de l’ordre actuel, fondé sur l’inégalité et l’exploitation, la ruine des oppresseurs, la délivrance du peuple du joug des riches» (lettre de juin 1852).

Eh bien, le retour de Robert Linhart - via une préface écrite pour la réédition de son premier livre Lénine, les paysans, Taylor - c’est un peu ça. Le sociologue de 66 ans sort d’un silence éditorial de près de trente ans pour persister et signer : «Le tiers-monde est toujours exploité par les pays impérialistes et, chez nous, la classe ouvrière se bat pied à pied pour défendre ses emplois», écrit-il. Il ajoute calmement, à l’oral : «Toute cette bourgeoisie qui se goberge, tout ce sarkozysme, c’est ignoble, ça me fait vomir.» Il voudrait que ça pète. Conclut : «Il faut reconstruire un horizon.» Il y contribuera.

Ce retour de Robert Linhart est une surprise. Il y a deux ans, sa fille Virginie publiait le beau le Jour où mon père s’est tu (Seuil), livre où elle racontait comment son marxiste-léniniste de papa était tombé dans un mutisme profond depuis une tentative de suicide en 1981. Quelques mois auparavant, le philosophe Louis Althusser venait d’étrangler sa femme Hélène. «C’est comme si mon père avait étranglé ma mère», confesse-t-il. Rue d’Ulm, Linhart a passé cinq ans (de 1963 à 1968) à Normale sup, où il fut l’un des plus brillants disciples d’Althusser, et un proche du couple. Il y créa l’UJC (m-l), Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, jeunes intellectuels assoiffés de pureté dogmatique. Les «Ulmards». C’était un beau garçon, intelligent, fascinant, arrogant, exalté. Trop peut-être. Juste avant les événements de mai 68, révolution petite-bourgeoise qu’il dénonce, Linhart sombre dans la dépression. Il ne cesse ensuite de slalomer entre les hauts et bas d’un syndrome maniaco-dépressif jusqu’à ce qu’en 1981, il avale toute la trousse à pharmacie. «Ce n’était pas vraiment un suicide; je voulais dormir, débrancher.» Après un profond coma, il revient à la vie, très diminué. Et se tait. Aujourd’hui, il y a ceux qui le croient mort, et ceux qui préféreraient qu’il le soit. Mais Linhart est encore là, lucide, avec le regard anxieux des bipolaires qui, à coup de chimie, tentent de se maintenir du bon côté de la ligne sans sombrer dans la dépression.

Ces dernières années, il a donné des cours de socio à des étudiants de Saint-Denis. Publié quelques rares articles. Inondé, il y a peu, la presse d’articles frénétiques (rarement publiés) lors d’un épisode maniaque consécutif à une anesthésie. Désormais, il est repassé du côté stable et grisâtre de la frontière. Il retourne parfois rue d’Ulm, incognito, méditer près du bassin aux Ernest (les poissons de l’Ecole). Un brin nostalgique. «C’étaient des années folles, de délire, de liberté inimaginable.»

Robert Linhart est né de parents juifs polonais réfugiés à Paris puis à Nice pendant la guerre. Sa fille Virginie a émis cette hypothèse : «68 fut une façon pour les enfants de juifs rescapés de la Shoah [nombreux aux avant-postes des luttes étudiantes, ndlr] de sortir du statut de survivant pour affirmer leur appartenance au monde des vivants.» Il ne réfute pas complètement la théorie : «Je suis un survivant, condamné à mort par Pétain et Hitler.»

Sa conscience politique est née un jour de 1954, sur les planches de Trouville, où la famille est en vacances. Les Français sont encerclés à Dien Bien Phu. Robert, 10 ans, dit en gros à son père : faudrait balancer une bombe atomique sur l’Indochine. Radical, déjà. «Quand un peuple se bat pour la liberté, rien ne peut l’empêcher de l’obtenir», rétorque le père. Linhart devient anti-impérialiste sur le champ. Il deviendra prochinois dix ans plus tard, converti par un ami espagnol lors d’un séjour en Algérie, en 1964.

Lorsqu’en septembre 1968, l’UJC (m-l) et le Mouvement du 22 mars fusionnent pour former la Gauche prolétarienne, ce n’est pas lui qui en prend la tête, mais son second, Benny Lévy. «Benny était plus fanatique que moi. Il exigeait beaucoup des gens, alors que lui-même, il s’exposait peu.» Linhart n’a jamais réclamé la déscolarisation des lycéens. Quand il se relève de sa dépression de 68, le normalien part «s’établir» comme OS chez Citroën. Cette immersion relève davantage de l’enquête sociologique que de l’expiation prolétarienne. Ce goût de l’enquête, Linhart va le prolonger en dirigeant le journal J’accuse, l’un des ferments de Libération. Et c’est un peu de là que le journal que vous avez entre les mains tient son goût d’aller y voir, d’aller comprendre sur le terrain.

Aujourd’hui, l’«établi» ne regrette rien de son parcours. Dans son Panthéon brillent toujours les figures de Marx, Lénine, Althusser ... et Mao. Il fut du voyage en Chine en 1967 à l’invitation du PC. «On y a vu ce qu’on a bien voulu nous montrer.» Aux militants français fut expliqué un jour dans une ferme : regardez comme la pensée de Mao fait bien grossir les choux et les tomates. Et lui, le brillant normalien, a bien voulu gober ça, «un peu». Il est retourné en Chine il y a deux ans, lors d’un voyage universitaire.«Les inégalités sont terribles, mais la réussite économique est spectaculaire.» Il concède que Mao a perdu la tête une fois arrivé au pouvoir, mais voit dans son bilan «plus de positif que de négatif». Tout cela dit avec le sourire désenchanté d’une vitre brisée.

Il ne dira pas pour qui il a voté à la dernière présidentielle. «C’est ma vie privée.» Est adhérent de base à la CGT, défile parfois le 1er Mai. Est invité de temps en temps dans un lycée pour parler de l’Etabli. Question d’élève, dans un établissement professionnel près de Rouen : «M’sieur, on gagne beaucoup d’argent en faisant des livres ?» Autre temps.

Il n’a plus de télé mais va beaucoup au ciné. Vit avec France, sa troisième femme, ancienne de l’UJC (m-l), prof de maths à Normale Sup Lyon. A trois petits-enfants. Il prendra sa retraite de prof l’an prochain et la consacrera à voyager, à écrire un nouveau livre. Car l’espoir n’est pas mort. «Le peuple français est un grand peuple. Il ne faut pas trop le narguer.» Il méprise ceux qui ont trahi («Glucksmann, Kouchner et beaucoup d’autres») et estime ceux qui sont restés fidèles («Tiennot Grumbach, Leslie Kaplan et quelques autres»). Il pense que la révolte est encore possible.

Photo Bruno Charoy

En 8 dates

Avril 1944 Naissance à Nice.

1963 Normale sup, rue d’Ulm à Paris.

Décembre 1966 Fonde l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes.

Mai 68 Cure de sommeil.

1978 L’Etabli (Minuit).

1980 Le Sucre et la faim (Minuit).

1981 Coma 1981.

2010 Réédition de Lénine, les paysans, Taylor (Seuil).

lundi 17 mai 2010

Bravo Libération

Le journaliste François Musseau a publié dans les colonnes de Libération un portrait du juge Garzon qui, en dehors de quelques omissions parfois grosses comme un éléphant, est aussi honnête que possible et dont la tonalité de gauche n'est pas incompatible avec un bon niveau de professionnalisme. Un exemple qui devrait inspirer ses confrères francophones travaillant en espagne.

Baltasar Garzón, l’inquisiteur sur le bûcher

Pinochet, les mafieux, l’ETA : il traque le gros gibier, mais le chasseur est désormais la cible et a été suspendu vendredi. Car le juge espagnol a commis un acte irréparable : s’attaquer aux crimes du franquisme.

La chasse est ouverte. On ne pouvait pas imaginer plus gros gibier : le «superjuge», le «juge étoile» ou «Supergarzón». Celui qui paraissait se situer par-delà le bien et le mal. L’homme qui faisait trembler tous les puissants de ce monde. Celui qui a stupéfait l’opinion internationale lorsqu’en 1998, sur son initiative, l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet est arrêté à Londres alors qu’il prenait le thé avec son amie Margaret Thatcher. Depuis des années, il tutoie le prix Nobel de la paix, on l’a souvent annoncé à la tête de la Cour pénale internationale, la CPI (1). Il est une icône de la justice universelle, une référence de l’ingérence dans tous les recoins de l’impunité. Une légende vivante. Les Espagnols ont une expression pour cela : «Se merece una estatua», il mérite qu’on lui érige une statue.

Or, il s’agit maintenant de le déboulonner de son piédestal. Depuis 1988, ce type est toujours en haut de l’affiche, sans cesse sous les projecteurs. Aujourd’hui plus que jamais, au moment où il joue la fin de sa carrière. Pas un «faiseur d’opinion» qui ne se soit fendu d’un billet au vitriol sur son compte, ou d’une chronique dithyrambique dans l’espoir de sauver sa peau. Dans toute l’Espagne, on est sorti dans la rue pour le salir ou le défendre. Référence morale selon les uns, grand inquisiteur selon les autres. Pour ou contre son lynchage, au choix.

Car le superjuge est bel et bien au banc des accusés. Avec la bénédiction du Tribunal suprême (2), rien que cela. Il a trois affaires sur le dos, trois dossiers d’accusation. Sont-ils contestables, sinon même discutables ? Peut-être bien. Car tout laisse à penser que Baltasar Garzón est surtout la cible de nombreux ennemis, qui veulent son scalp en lui retirant sa fonction. Ce qui a été fait vendredi par son autorité de tutelle, qui l’a suspendu le temps qu’il soit jugé (2).

Reprenons l’une après l’autre les casseroles que traîne le juge. Dans l’ordre, l’accusation la plus cruciale portée contre lui est d’avoir agi par mauvaise foi (en droit, on dit prévarication) en instruisant un procès contre les crimes du franquisme, alors qu’ils avaient été amnistiés. Le deuxième grief vise ses méthodes d’investigation jugées douteuses par la droite espagnole, qu’il a mise en cause dans un récent procès de corruption. Dans le troisième dossier, il est accusé de corruption, pour avoir favorisé un grand banquier qui avait grassement rétribué des conférences qu’il a tenues aux Etats-Unis. Bref, des charges assez variées et lourdes pour que, sauf miracle, il s’en tire indemne. Même s’il n’est pas homme à se laisser abattre facilement. Garzón risque jusqu’à vingt ans d’interdiction d’exercer. Autant dire qu’à 54 ans, cela mettrait fin à sa carrière. Une retraite (très) anticipée, le crépuscule d’une idole. Celui qui brisait les destins des mafieux, des terroristes et des corrompus voit soudain le sien en balance, suspendu à un fil.

Pouvoirs exorbitants

Ni le battage médiatique autour de lui ni les battues de chasse contre lui n’entravent, depuis vingt-et-un ans, le rituel qu’il suit avec la régularité d’un pantin articulé : sous le crépitement des flashes, il s’extirpe de sa voiture officielle un peu lourdement, active le pas en portant à bout de bras un cartable trop lourd et, ignorant son pouvoir d’attraction, se dirige tout droit vers son bureau de l’Audience nationale, le tribunal d’instruction n° 5. Sur les six existants, c’est le plus connu, celui de Garzón, la star.

En plein cœur de Madrid, près de la place Colomb, ce n’est pas rien, l’Audience nationale. Une puissante machine judiciaire - héritière du franquiste «Tribunal de l’ordre public» - qui monopolise et centralise toutes les affaires sensibles (grande criminalité, terrorisme, pédophilie, haute corruption…), et où les juges d’instruction ont des pouvoirs exorbitants (3). Sa juridiction est ordinaire, mais tout change lorsqu’il s’agit de terrorisme, d’ETA ou d’islamiste. Même si les peines sont plafonnées à quarante ans de prison, les procédures sont exceptionnelles, les gardes à vue à la discrétion du juge, la mise en détention préventive presque systématique ; et, une fois derrière les barreaux, le suspect est placé en régime d’isolement. Autant dire que n’importe quel juge d’instruction de l’Audience nationale a de quoi faire trembler. Baltasar Garzón particulièrement.

Comment savoir ce qui se passe dans la tête du superjuge ? Ses récentes déclarations, prononcées de la même voix aiguë et chevrotante, ne laisse transpirer aucun état d’âme, c’est une langue juridique, froide et mécanique. Il a toujours cette démarche de notaire replet, ce visage terriblement sérieux et buté, ces lunettes rondes d’expert-comptable, ces cheveux peignés en arrière qui lui confèrent un air d’hidalgo un brin arrogant. Comment savoir ce qui trotte dans sa tête, s’il ne donne aucune interview, s’il ne lâche aucune confession ? Sauf une fois, dans un livre publié en 2005, Un monde sans peur (4).Piochons cet extrait qui peut nous donner une piste : «Tu attires l’attention, et à partir de là, tu te transformes en vedette, en protagoniste, en médiatique, en controversé. C’est-à- dire en quelqu’un qui agit sous l’impulsion de la popularité et des sondages […] pour être reconnu ou récompensé. En un mot, en un monstre. Un monstre bon pour certains, mauvais pour d’autres, mais toujours un monstre.»

Bon ou mauvais, le voici, notre monstre, presqu’en cage. Fini de soupçonner et d’accuser, il lui faut se défendre. Fini d’arracher des aveux, il doit rendre des comptes. Arroseur arrosé, voilà le superjuge superjugé. Ou mieux, dans son cas, le chasseur chassé. Car, plus encore que le foot (il a toujours joué gardien de but), la chasse est, depuis tout jeune,sa passion. De préférence dans les maquis semi-arides des sierras de Jaen, au nord-est de son Andalousie natale. Et, bien évidemment, Baltasar Garzón n’est pas de ceux qui sillonnent la garrigue en solitaire, avec son bon vieux chien pour dézinguer un canard boiteux. Son affaire, c’est la caza mayor, grandes battues et gros gibier. L’autre jour, un sénateur conservateur, anticipant le châtiment judiciaire contre lui, lançait cette réflexion sarcastique : «Si jamais on le laisse en liberté, il aura tout le temps de chasser abondamment, le superjuge !»

Trophées de chasse

Si Baltazar Garzón est aujourd’hui un paria, c’est qu’il a franchi une ligne rouge, celle marquée par le passé franquiste de l’Espagne. Jusqu’ici, certes, il n’a pas manqué de courage et d’ambition, s’attaquant pêle-mêle à des barons de la cocaïne en Galice, à des mafieux russes sur la Costa del Sol, à des terroristes basques d’ETA, à Berlusconi et sa chaîne Tele 5, à Pinochet et aux tortionnaires de l’ex-dictature argentine, aux geôliers de Guantánamo, sans compter d’innombrables politiciens véreux… De beaux trophées de chasse judiciaire, souvent coffrés et jugés. L’Argentin Luis Moreno Ocampo, procureur de la Cour pénale internationale de La Haye, n’a jamais caché son admiration : «C’est le seul juge au monde à avoir enquêté sur les services secrets de son pays.» On y reviendra.

Oui, mais seulement pour se venger de ne pas avoir reçu le poste ministériel qu'il pensait mériter.


La ligne rouge, il l’a franchie tout simplement en balayant devant sa porte, ce qu’aucun magistrat espagnol n’avait osé faire. Depuis des années, Garzón a fait avancer les frontières de la compétence judiciaire. La législation espagnole permet à tout juge d’instruire des affaires pour crimes contre l’humanité, quel que soit le pays, contre un dictateur déchu ou en exercice. Mais dans le même temps, il était reproché à Garzón de ne pas appliquer ce principe dans son pays, l’Espagne, qui fut la chasse gardée d’un dictateur, Francisco Franco, durant quatre décennies.

Il est étonnant que le journaliste oublie de mentionner que Garzon avait auparavant classé une plainte contre le seul criminel contre l'Humanité encore en vie en Espagne, Santiago Carrillo, au motif que les lois d'amnistie le lui interdisaient.


En 2008, Garzón répond à ces détracteurs et ouvre une instruction contre le régime franquiste. Deux ans plus tôt, le socialiste Zapatero a fait approuver une «loi de mémoire historique», qui accorde une réparation morale aux victimes de la dictature et élimine des symboles de l’ancien régime. Mais Garzón va plus loin. Il accuse le Caudillo et 44 responsables franquistes de «volonté d’extermination» et de «crimes contre l’humanité», à partir de 1936, contre des opposants républicains qui seront incarcérés, assassinés, ostracisés ou poussés à l’exil. Tant pis si Franco et la plupart des autres accusés sont morts depuis longtemps, le mal est fait.

Chape de plomb

Car, pour l’Espagne conservatrice, en bonne partie héritière du franquisme, le juge a commis un acte irréparable. Que Zapatero rende hommage aux victimes républicaines, passe encore. Mais qu’un magistrat balance par-dessus bord la légitimité du franquisme et le range dans les régimes les plus vils, nazi inclus, pas question. Baltasar Garzón a enfreint un principe sacro-saint : on ne touche pas aux franquistes. En 1975, à la mort du Caudillo (dans son lit), ce fut le deal : le régime dictatorial accepte le jeu démocratique mais, en échange, il impose l’impunité de tous les responsables franquistes comme condition non-négociable. «Logiquement», en 1977, des lois d’amnistie sont votées. C’est la transition de l’«amnésie» : une chape de plomb scelle un passé honteux et sanglant. Que personne ne s’avise de la lever…

C’est exactement ce qu’a fait Garzón, brisant du même coup un tabou et déclenchant des cris d’orfraie dans l’Espagne conservatrice, le Parti populaire, les médias (les quotidiens ABC et El Mundo, la Cope, radio de la conférence épiscopale…) et surtout dans la magistrature, un des milieux où l’empreinte franquiste est toujours vivace. D’autant que, sur demande d’associations de descendants de victimes, le superjuge exige l’identification de 151 000 cadavres répartis dans des centaines de fosses communes. Au nom des lois d’amnistie, la justice lui barre la route. Garzón est dessaisi de l’affaire au profit de 62 tribunaux provinciaux qui, bien sûr, enterreront l’enquête. On est en novembre 2009. Normalement, tout aurait dû en rester là.

Curieux, le journaliste ne mentionne à aucun moment que ces poursuites de Garzon contre Franco se sont heurtées à l'opposition décidée du pouvoir socialiste incarnée dans la personne du procureur général Javier Zaragoza.


Février 2010, coup de théâtre : avec l’aval du Tribunal suprême, un juge, Luciano Varela, voit en Garzón une belle proie et attaque bille en tête. Il dénonce une prévarication pour avoir instruit un procès en «ignorant de façon inexcusable les lois d’amnistie». Deux groupuscules tomberont du ciel pour déposer la plainte. L’un, Mains propres, est une association inconnue de magistrats d’extrême droite ; l’autre, Falange de las Jons, jadis un des bras armés du régime franquiste, est une formation résiduelle qui, aux dernières élections, n’a recueilli que 23 000 suffrages. Le juge d’instruction, lui, a un autre profil. Chevronné, vaniteux et arrogant comme Garzón, Luciano Varela a un passé gauchiste, ses proches sont socialistes. La rumeur dit qu’il a une dent contre le superjuge. Une guerre d’egos, tout bêtement.

Alors évidemment, vu de l’étranger, c’est l’incompréhension. Comment celui qui fait arrêter Pinochet peut-il être accusé dans son propre pays de s’être attaqué à l’ancienne dictature ? Qui plus est par deux mouvements d’extrême droite ! Tout le monde se dit que la justice espagnole a perdu la tête. Des magistrats prestigieux, de France notamment, appuient publiquement Garzón. Le New York Times exige «un procès juste» et dénonce «une tentative politiquement motivée pour mettre fin à la carrière d’un juge valeureux». En Argentine, où l’impunité a été levée et où on doit une fière chandelle à Baltasar Garzón, 800 associations manifestent leur répulsion contre un «procès contre-nature».

Références sélectives du journaliste qui mentionne l'éditorial du New York Times en faveur du juge mais pas celui du Wall Street Journal contre lui.


Côté espagnol, malgré la crise financière et un chômage à 20 %, beaucoup se déchirent de nouveau sur le passé. La presse souligne que Garzón a ouvert la boîte de Pandore et que l’ambiance est «guerracivilista». En clair, qu’elle a des airs rappelant la Guerre civile qui opposa franquistes et républicains, entre 1936 et 1939, et dont Franco sortira vainqueur. Le quotidien conservateur ABC s’en prend au juge étoile qui «a réveillé le fantôme des deux Espagne». Une majorité semble malgré tout soutenir le procès de Garzón contre Franco : 61 % des Espagnols estiment que le superjuge était «habilité à instruire le procès» et qu’il est «victime d’une persécution judiciaire». Le 24 avril, à Madrid, des dizaines de milliers de gens, emmenés par le cinéaste Pedro Almodóvar, se mobilisent en faveur de Garzón et des victimes du franquisme.

Confériencier bien payé

Baltasar Garzón a d’évidence des alliés mais, dans les hautes sphères, ce redresseur de torts s’est surtout attiré beaucoup d’inimitiés. Le zèle justicier irrite, notamment les magistrats. Pas un dossier sulfureux ne lui échappe. Le terrorisme basque, c’est pour lui, et l’Irak, et la grande corruption, et le terrorisme islamiste… Personne ne lui dénie un certain courage, lui qui vit sous forte escorte, et dont la maison de Madrid a été plusieurs fois vandalisée par des inconnus. Mais tout de même, il en fait trop ! Sa réputation internationale insupporte, les gros cachets qu’il touche à chacune de ses conférences aussi. C’est l’opinion du juge Varela, par exemple, qui l’a mis sur le banc des accusés.

Agaçant, le superjuge a des allures de shérif, ou de procureur à l’américaine. Il veut tout, il peut tout. Il est le premier juge à superviser une opération antidrogue, en Galice, du haut d’un hélicoptère. Le premier à parler en France avec des chefs d’ETA. En 1993, il se lance dans la politique, adoubé par le socialiste Felipe González. Garzón se voit déjà ministre de la Justice omnipotent, ou à la tête d’un FBI à l’espagnole. Or, il ne sera qu’un secrétaire d’Etat de l’ombre. Furieux, il claque la porte, revient à l’Audience nationale et prépare sa vengeance : il déterre le dossier des GAL, groupes antiterroristes de libération (des escadrons de barbouzes anti-ETA téléguidés par le gouvernement socialiste), et met au trou de hauts dirigeants pour «terrorisme d’Etat». Ce qui lui vaut, depuis, la haine des socialistes.

Instructions à la va-vite

Vaincu en politique, Garzón s’est juré de triompher en père Fouettard de la justice. Quitte, souvent, à en faire trop, à en perdre les pédales. Ici, on parle de garzonada pour qualifier un coup à la Garzón : un dossier d’instruction bouclé à la va-vite, truffé d’imprécisions, suivi d’un grand show judiciaire. Dans un procès-fleuve intenté en 1998 à l’entourage d’ETA, il emprisonne des dizaines de suspects… pour en relâcher la majorité plusieurs mois plus tard, faute de preuves. Idem concernant l’enquête des sanglants attentats islamistes de mars 2004, à Madrid.

Très bien vu. Des renseignements peu habituels dans la presse francophone où les thuriféraires du juge sont légion.


A la rigueur judiciaire, il préfère le barouf médiatique. Ses collaborateurs de l’Audience nationale le décrivent comme un «dictatorcito» (un petit dictateur) qui impose un rythme infernal, épuise ses équipes, ne supporte pas qu’on lui tienne tête. Et c’est là que le bât blesse : héraut des défenseurs des droits de l’homme, il n’en est pas, lui, un garant. Dans les milieux judiciaires, il est réputé pour prendre des mesures arbitraires, ne pas respecter les droits de la défense. «Il abuse du secret de l’instruction, de la détention provisoire, de la mise sous séquestre des biens et des périodes d’incommunication pour les gens accusés de terrorisme», critique le juriste Jaume Asens. De même, il ne s’embarrasse pas des règles de procédure pour parvenir à ses fins : ainsi, pour confondre la corruption du Parti populaire, bien réelle apparemment, le superjuge aurait mis illégalement sur écoutes des politiciens en conversation avec leurs avocats.

Un observateur judiciaire le décrit ainsi : «Il a un côté coupeur de têtes, à l’image d’autres juges d’instruction mégalos, comme Eva Joly ou Arnaud Van Ruymbeke. Garzón a fini par se croire tellement haut et puissant qu’il s’imagine au-dessus des lois. La fin a fini par justifier les moyens.» Avec ses airs d’incorruptible au-dessus de tout soupçon, l’Eliott Ness de l’Audience nationale en énerve bien d’autres, dans la magistrature espagnole. Les convaincus que Baltasar Garzón ne cadre pas forcément avec l’image qu’il a toujours projetée, celle d’un bon père de famille (il a trois enfants) à la morale irréprochable, ou d’un moine soldat de la justice pur et désintéressé. Ils estiment notamment que le superjuge a toujours été moins sévère avec le «délit économique» que d’autres crimes. La troisième affaire qui le concerne l’accuse d’ailleurs de corruption. En 2005-2006, Supergarzón aurait été financé (on parle de 1,7 million d’euros) par la banque Santander pour des colloques dans une université new-yorkaise. Or, à peine rentré à Madrid, il a classé sans suite une plainte présentée contre Emilio Botín, le président de cette même banque. Echange de bons procédés ?

Mégalo, utopiste…

Le grand inquisiteur andalou possède au moins une belle vertu. Par courage, éthique, ego surdimensionné, ou peut-être les trois à la fois, il choisit et donne de la résonance à des causes justes. Et tant pis si, parfois, sa justice universelle vire au donquichottisme. Faut-il s’étonner que les autorités guatémaltèques ne veulent pas coopérer pour juger Efraín Rios Montt, l’ancien dictateur génocidaire qui a pignon sur rue ? Ou que la justice américaine ait refusé de lui livrer ceux qui ont «monté» Guantánamo ? Ou encore que la Chine protège des généraux impliqués dans la répression au Tibet de mars 2008 ? Le gouvernement Zapatero en a assez de se faire remonter les bretelles par les chancelleries concernées.

Alors, quel avenir pour ce Batman pas toujours vertueux ? S’il avait été interdit d’exercer pour avoir usé d’écoutes téléphoniques illégales ou pour corruption dans l’affaire des conférences à New York, son prestige en aurait subi un coup fatal. Mais puisqu’il est suspendu de ses fonctions pour avoir instruit le procès du franquisme, il devrait en sortira moralement vainqueur. Garzón défend l’idée que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, argument qui réduit à néant les fameuses lois d’amnistie de 1977. Et son avocat de rappeler que l’Espagne est l’unique pays européen avec un passé dictatorial où ce type de crimes n’ont pas été jugés. «Le procès contre Garzón est une absurdité, affirme Leandro Despouy, ex-juriste de l’ONU. Pour un peu, viendront un jour des réclamations internationales contre l’Espagne, qui a signé des conventions contre les violations des droits de l’homme.»

«Notre grand inquisiteur brûlé sur un bûcher ! Ça fait drôle», écrit un chroniqueur d’El Pais. «Ses dossiers d’instruction laissent certes à désirer, mais il a l’immense mérite d’être un agitateur qui secoue le cocotier judiciaire, milieu qui a une tendance naturelle à s’ankyloser», tranche le philosophe Fernando Savater. Dans l’immédiat, on a du mal à imaginer Garzón à 54 ans, savourant une préretraite dorée dans sa sierra de Jaen, entre rédaction de ses mémoires et battues de chasse. La chute dans l’anonymat après tant d’années dans la lumière serait une rupture trop forte.

A propos d’anonymat, au cas où Oussama Ben Laden l’aurait oublié, Baltasar Garzón a lancé contre lui un mandat d’arrêt international. C’était en 2003. Toujours sans résultat.

(1) La CPI a proposé au juge une mission de sept mois (lire «Libération» du 12 mai). (2) Lire page 6. (3) Seul le Tribunal suprême peut annuler une décision de l’Audience nationale. C’est la plus haute juridiction espagnole, excepté lorsqu’il s’agit d’interpréter la Constitution, compétence exclusive du Tribunal constitutionnel. (4) Calmann-Lévy, 2006, 310 pp., 17 €.

lundi 31 août 2009

Google Books

Il est difficile désormais de faire de la recherche en histoire tout en ignorant cet outil extraordinaire que sont les bibliothèques numériques au premier rang desquelles, Google Books.

Grâce à cet outil, on peut désormais effectuer des recherches dans un corpus qui va en s'élargissant quotidiennement d'ouvrages en langues européennes comme s'ils disposaient d'un index commun.

Il permet de repérer des occurrences qui seraient restées autrement ignorées.

Contrairement à ce que l'on croit, ces recherches incluent les ouvrages récents, excellent moyen de découvrir les chercheurs qui ont publié des travaux incluant cette occurrence. Encore faut-il que l'occurrence soit suffisamment sélective.

Si vous recherchez un personnage peu connu au nom rare, par exemple, William Henri Waddington, c'est parfait. En revanche, les noms connus posent des problèmes difficiles à résoudre autrement que par des filtres qui forcément vont exclure des résultats, par exemple le France (le paquebot).

Un des grands obstacles à l'utilisation de Google Books en dehors des Etats-Unis est le stupide principe de précaution du site qui interdit la lecture des ouvrages libres de droits postérieurs à environ 1840.

Le seul moyen de contourner cette interdiction est de passer par des sites d'anonymat comme The Cloak qui peuvent apporter une aide ponctuelle. Pour un usage plus important il faut payer.

Samedi dernier, le quotidien Libération a publié un dossier sur ce sujet dont voici des extraits.


Monopole

Par LAURENT JOFFRIN

Qui a peur du grand méchant Google ? Pas les milliers - les millions ? - de lecteurs qui peuvent désormais accéder gratuitement au fonds des grandes bibliothèques mondiales par un simple clic. A l’inverse de ce que pensaient certains grincheux de la technologie, la numérisation du savoir planétaire représente un immense progrès, qui dépasse tout ce qu’ont pu imaginer les prophètes les plus optimistes de la démocratisation de la culture. Pourtant, cette avancée inouïe pose de redoutables questions. Tel un Speedy Gonzales de l’écrit, Google a pris dans ce domaine une avance irréversible. L’excellent Jean-Noël Jeanneney, ancien directeur de la Bibliothèque nationale de France, l’a vu le premier : la multinationale est en passe d’acquérir sur la diffusion des livres du passé - et bientôt du présent - une sorte de quasi-monopole, dont elle est décidée à faire argent sans trop s’embarrasser d’égards pour les auteurs ou de souci pour les obligations de service public.

Garants du patrimoine culturel de l’humanité, les Etats se sont fait doubler comme des bleus par les gamins du Net.

Il est encore temps de réagir : la numérisation des livres n’est pas si coûteuse qu’elle soit hors de portée des budgets nationaux. Encore faut-il se dégager de l’auguste lenteur des administrations culturelles.

Plutôt que de crier haro sur le Google, les partisans du pluralisme doivent surtout houspiller l’Etat. A l’heure du numérique, lui aussi doit changer de rythme. Faute de quoi il verra ses prérogatives se craqueler comme un vieux grimoire oublié.

La Bibliothèque de France va-t-elle confier à Google le soin de numériser une partie de ses collections ? L’hypothèse est envisagée au sein de l’établissement public. Cinq ans après l’annonce du programme Google Books visant à numériser les documents des plus grandes bibliothèques du monde, le moteur de recherche américain s’affirme comme l’unique opérateur de ce nouveau partage des connaissances. Un monopole qui inquiète. Revue des enjeux.

Où en est le chantier de la numérisation des livres ?
Lancée en décembre 2004 avec cinq grandes bibliothèques partenaires, alors toutes anglo-saxonnes, la bibliothèque virtuelle de Google est, à ce jour et de très loin, la plus avancée au monde. Elle représente un index global d’environ 10 millions de livres numérisés : 1,5 million d’ouvrages tombés dans le domaine public et issus de 29 grandes bibliothèques mondiales, 1,8 million d’œuvres «soumises» volontairement par 25 000 éditeurs surtout professionnels ou universitaires et environ 7 millions de documents principalement issus de bibliothèques américaines. Protégés par le droit d’auteur et numérisés sans autorisation préalable de leurs ayants droit, ces derniers voient leur consultation limitée à leur index et à de courts extraits. Cela devrait changer rapidement si la justice américaine valide, à l’automne, l’accord négocié par Google en 2008 avec les éditeurs américains. Estimé entre 150 et 200 millions de dollars (100 à 140 millions d’euros) sur une durée d’environ dix ans (10 dollars, ou 7 euros, par livre), l’investissement de Google vise à numériser «rapidement» entre 15 et 20 millions d’ouvrages sur les quelques dizaines de millions déjà publiés dans le monde. Face à Google, le principal projet alternatif a pour nom Europeana. Un prototype de la future bibliothèque numérique européenne dont le véritable lancement est annoncé en 2010. Il regroupe déjà 4 millions de documents en 26 langues et regroupe une cinquantaine de partenaires, pas seulement européens. Des livres mais également des tableaux, partitions, bandes sonores et audiovisuelles dont plus de la moitié ont été fournis par la Bibliothèque nationale de France (projet Gallica) et l’Institut national de l’audiovisuel.

Pourquoi avoir peur de Google ?
On vous offre une maison mais le chemin pour y accéder ne vous appartient pas. Le promoteur vous promet la main sur le cœur qu’il n’y installera jamais de péage, tout juste envisage-t-il d’y mettre quelques panneaux publicitaires. Acceptez-vous le marché ? C’est un peu la question à laquelle doivent répondre aujourd’hui les plus grandes bibliothèques du monde. Elles récupèrent pour elles tous les documents numérisés par Google et elles ont le droit de les utiliser à leur guise. En échange, le moteur récupère l’exclusivité sur l’indexation du contenu. Or, si la numérisation du patrimoine écrit mondial à des fins de conservation et de mémoire est un enjeu majeur, l’accès aux connaissances sous ce nouveau format l’est tout autant. Dans le mouvement d’humeur contre Google, on retrouve ainsi la problématique de la presse avec l’hégémonie de Google News dans le secteur de la recherche sur l’actualité. Dans ce cas, Google se rémunère sur les chemins d’accès. Le fait que Google tire des revenus de son système de recherche n’est pas scandaleux en soi. C’est la dérive monopolistique qui inquiète. Lorsque tout est potentiellement accessible en ligne, la façon d’accéder à l’information est au moins aussi importante que l’information elle-même. Et lorsque ce pouvoir est concentré dans les mains d’une seule entreprise, c’est forcément un problème. Même si cette dernière a pour slogan «Don’t be evil» («Ne sois pas diabolique»).

Pourquoi Google s’investit-il autant sur le sujet ?
La plus grande crainte de Google aujourd’hui : perdre sa place de leader incontournable au profit d’un concurrent, voire d’un nouveau venu. Cela semble inconcevable, mais il faut se souvenir qu’avant Google il existait des gros moteurs de recherche, comme Altavista. Et qu’en quelques mois l’arrivant a pris l’ascendant sur ses aînés, grâce à la sobriété de son interface, sa rapidité et la pertinence de ses résultats. Même si on a du mal à l’imaginer, Google n’est pas intouchable. Et il le sait. Le tout est donc de ne pas se reposer sur ses lauriers. Google maîtrise aujourd’hui la gestion de l’information disponible au format numérique (même s’il fait évoluer continuellement ses processus d’indexation), mais il reste tout ce que l’humanité a produit depuis des siècles. La préoccupation de Google n’est pas tant la rentabilité du processus (même si, à long terme, il devrait s’y retrouver), mais le fait de rester le lieu privilégié de la recherche. Et donc de ne pas laisser tout un pan du contenu indexable à un autre que lui. En assumant le coût de la numérisation des livres, Google s’assure que son petit chemin restera le passage obligé pour la majorité des internautes pour les cinq ou dix ans à venir. Et ça, ça n’a tout simplement pas de prix.

Quelles sont les alternatives à Google ?
Il n’y en a pas. A ce jour et en huit années, la BNF n’a réussi à numériser «que» 800 000 documents, dont 300 000 seulement en mode texte sur les 13 millions d’ouvrages que représentent ses collections. D’où l’annonce par Denis Bruckmann, le directeur des collections de la BNF, à la mi-août dans la Tribune, de négociations en cours avec Google afin d’accélérer ce rythme et de pallier au coût extrêmement élevé de la numérisation. Selon Denis Bruckmann, il faudrait entre «50 et 80 millions d’euros» (entre 0,12 et 0,74 euro par page) pour numériser les seuls fonds de la IIIe République alors que l’Etat n’octroie au projet Gallica que 8 millions d’euros par an, via le Centre national du livre - dont 3 ne sont pas utilisés !

Un argument financier jugé dérisoire par l’ancien président de la BNF Jean-Noël Jeanneney, farouche opposant aux ambitions universelles de Google. «Quand bien même la somme indispensable serait de quelques dizaines de millions d’euros sur quelques années, écrit Jean-Noël Jeanneney, par rapport à d’autres dépenses, celle-ci mérite que la nation la consente.»

Par la voix de sa commissaire à la Société de l’information, Viviane Reding, la Commission européenne recommande au contraire la mise en place de partenariats avec le secteur privé - et donc avec Google - afin de pouvoir multiplier par 15 le nombre de documents numérisés dans l’Union. Le nouveau ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, s’est pour sa part «hâté de faire savoir qu’il gardait les mains libres» et a souligné, le 19 août, qu’«aucune option ne saurait être privilégiée en l’état actuel des réflexions en cours». Il s’agit, a-t-il affirmé, «d’inscrire la numérisation du patrimoine culturel de l’Etat dans une stratégie globale». Reste à savoir si elle sera Google-compatible ou pas.


Le glouton élargit sa «mission»

Google numérise tous azimuts et cherche à se poser, d’ici quelques années, en premier libraire de la Toile.

Par CHRISTOPHE ALIX

«Organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous.» La célèbre «mission» de Google aura amené, en dix ans à peine d’existence, le moteur de recherche à s’investir dans un nombre d’activités tel qu’il sera bientôt difficile de toutes les recenser. Afin de remplir à bien cette «mission», le géant de l’Internet repousse jour après jour ses limites.

Nouvelle incarnation de la multinationale tentaculaire, Google n’a de cesse d’étendre sa gloutonnerie d’indexation à l’ensemble du patrimoine informationnel de l’humanité. Rien d’étonnant donc à ce que l’américain s’intéresse à tous les livres publiés, comme il s’intéresse à tous les blogs en activité, toutes les vidéos postées sur la Toile ou encore tous les podcasts à écouter en ligne.

«Herculéenne».Nourriture noble par excellence, le livre aura d’ailleurs été la première incursion du site en dehors de son champ traditionnel d’activité avec le lancement de son projet de bibliothèque virtuelle en 2004. Une tâche «herculéenne» - comme la définit la commissaire européenne à la Société de l’information, Viviane Reding - financée par les milliards de bénéfices publicitaires qu’enregistre Google.

Cinq ans après le début de ce colossal chantier, près de 10 millions d’ouvrages ont déjà été numérisés. Ils sont accessibles aux internautes de 124 pays, en 40 langues, via une «plateforme» unique, le service «Google recherche de livres». On y trouve pêle-mêle des chefs-d’œuvre de la littérature tombés depuis belle lurette dans le domaine public et issus de prestigieuses bibliothèques mondiales, comme Oxford ou la New York Public Library. Et des ouvrages d’obscurs éditeurs qui ont confié à Google la numérisation de leurs titres.

Contrepartie. Principal avantage pour les centaines de bibliothèques et les 25 000 éditeurs qui ont transmis leur fonds à Google : le service est entièrement gratuit et n’empêche pas ces partenaires d’exploiter librement leurs œuvres numérisées. En contrepartie, Google ne demande «que» l’exclusivité de l’indexation des ouvrages sur la Toile - c’est-à-dire la possibilité d’y accéder - afin d’exclure de ce marché d’autres moteurs de recherche.

Google affirme également respecter pleinement la volonté des ayants droit - quand ils existent - et des éditeurs, lorsque ces derniers souhaitent s’exclure des résultats de recherche. Mais les ouvrages numérisés restent bien là, en attendant que la situation se débloque, leur consultation se limitant alors à quelques courts extraits.

Après trois ans de conflit avec les éditeurs américains, furieux de la numérisation de millions d’œuvres par Google sans autorisation, la situation est en train de se débloquer. Contre paiement d’un dédommagement de 125 millions de dollars (environ 85 millions d’euros) et à condition que la justice américaine valide le deal, Google sera bientôt autorisé à vendre directement leurs ouvrages en ligne, deux tiers des revenus allant à l’éditeur et un tiers au site.

Après s’être d’abord habilement cantonné au rôle de premier bibliothécaire de la Toile, Google pourrait demain devenir le premier des libraires de l’Internet. Au grand dam du leader Amazon, qui voit le géant du Net débouler sur ses plates-bandes. C’est peu de dire que Google aimerait refaire le même coup en Europe, où l’essentiel des éditeurs le boudent.


Lyon transfère son fonds

La bibliothèque municipale a passé un accord avec Google en 2008.

Par BRUNO ICHER

En ce moment, dans la périphérie de Lyon, s’achève le chantier des nouveaux locaux de Google. C’est dans cet endroit tenu secret que seront numérisés, dans les six ans à venir, les 500 000 documents (sur les 3,7 millions de son fonds) que la bibliothèque municipale de Lyon a confiés à la firme américaine. «Nous avons inscrit dans le cahier des charges que leurs locaux devaient se trouver dans un lieu à moins de 50 kilomètres de Lyon, dit Patrick Bazin, directeur de la bibliothèque, pour limiter les risques liés au transport des livres et afin de pouvoir faire des contrôles inopinés d’un coup de voiture.»

A la main. L’accord qui unit Google à la bibliothèque de Lyon a été signé en juillet 2008. «A notre initiative, précise Patrick Bazin. Nous avons lancé un appel d’offres en novembre 2006 pour numériser une partie de nos collections et, sur les 52 dossiers retirés, Google a été le seul finalement à déposer sa candidature.» Il faut dire que les termes de l’appel d’offres précisaient que le travail, extrêmement délicat puisque tous les ouvrages sont scannés à la main, ne devrait rien coûter à la bibliothèque de Lyon. Charge au prestataire, en l’occurrence Google, de trouver le moyen de gagner de l’argent dans l’opération.

Toujours selon les termes du cahier des charges, le moteur de recherche s’est engagé à transformer en fichiers numériques une importante partie des documents de la deuxième bibliothèque de France, après la BNF. Ces fichiers seront consultables gratuitement, sur le moteur de recherche et sur le site de la bibliothèque, où ils pourront même être téléchargés à raison d’un document à la fois. «Ce sont les termes du contrat, reprend Bazin, ils effectuent les travaux de numérisation et ils font la mise en ligne sur notre site afin que nous puissions réaliser notre propre bibliothèque numérique.»

Garantie. Seule contrainte, la bibliothèque s’est engagée à ne pas vendre les fichiers, par exemple à un autre moteur de recherche, au cours des quinze ans qui suivront leur mise en ligne. Dernier point, la mise en ligne de ces ouvrages sur le site de la bibliothèque garantit, à long terme, son accès gratuit. «Même si nous ajoutons, dans l’avenir, des contenus à valeur ajoutée.»

Cet accord semble parfaitement satisfaire Patrick Bazin. «Dans les années 90, l’accès à la connaissance a commencé à intéresser la sphère économique, ce qui n’était pas le cas auparavant. On s’est rendu compte que la révolution numérique allait s’accompagner de changements d’échelles et de hiérarchies dans le partage des savoirs, mais aussi que cette implication de l’économie allait en permettre son développement. C’est ce qui se passe en ce moment. Et il n’y a pas de temps à perdre. Il faut que toutes les bibliothèques numérisent leurs collections.»

«Aujourd’hui, tout fait mémoire»

Emmanuel Hoog, directeur de l’Institut national de l’audiovisuel :

Par EDOUARD LAUNET


Emmanuel Hoog est président de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) et auteur d’un essai - Mémoire année zéro, au Seuil - à paraître le 10 septembre.

Peut-on, doit-on se passer de Google ?
Faire migrer les savoirs inventés dans le monde de l’analogique vers celui du numérique est nécessaire pour des raisons de survie et d’accès. Le problème est aujourd’hui économique. A juste titre, une entreprise privée comme Google demandera des contreparties, voudra maximiser ses profits. Pour cela, il lui faudra le maximum de contenus exclusifs pour générer le maximum de trafic et les liens commerciaux qui vont avec. Cette exclusivité est-elle acceptable ? A quelles conditions ? Par ailleurs, l’accès à des collections publiques est-elle compatible avec de telles demandes ?

Vous alertez sur un chamboulement des repères dû au passage au numérique…
Nos sociétés traversent une crise identitaire majeure. Les souvenirs, puis la mémoire et enfin l’histoire offraient jusqu’à récemment un continuum de sens, générateur de repères permettant à chacun de se situer au sein d’une communauté. Aujourd’hui, le numérique nous a tous transformés en producteurs de mémoire. Et Internet en diffuseurs prolixes de celle-ci.

Désormais, chaque communauté revendique le droit d’écrire sa propre histoire et de la faire connaître à une très grande échelle. Le récent débat sur les lois mémorielles témoigne de ce bouleversement. Sur Internet, l’accès à l’histoire se fait à travers les moteurs de recherche. Les critères de sélection des réponses sont-ils transparents ? Non. Il est urgent d’organiser de grandes universités numériques où les critères d’accès au savoir seront fondés sur une logique de service public.

Vous prévoyez une «bulle mémorielle» ?
La crise identitaire suscite une demande excessive de mémoire par rapport à l’offre. Tout fait mémoire. Le culte du passé est devenu une véritable religion laïque. A l’instar de la monnaie, la mauvaise chasse la bonne, et les institutions patrimoniales (musées, bibliothèques…) et académiques peinent à satisfaire ce besoin de repères. Le risque d’implosion ou d’explosion est réel. Il peut conduire paradoxalement à une déculturation massive. A quoi sert d’apprendre, donc de mémoriser, si la machine se souvient de tout ? A quoi sert de hiérarchiser nos savoirs puisque les savoirs ne valent que par le rang de classement que leur donne un moteur de recherche ?

Quel impact cette course à la numérisation peut-elle avoir sur notre mémoire collective ?
Nos sociétés peuvent-elles encore générer du collectif ? La réponse dépasse le seul domaine d’Internet. Mais cet outil de démocratisation de l’accès au savoir cultive avant tout l’individualisme, et les sites communautaires l’esprit grégaire. A bien des égards, cet espace mérite d’être organisé, urbanisé, cultivé et régulé. A cette condition, peut-être, il pourra être lui aussi un lieu de mémoire, où la collectivité nationale pourra s’identifier, où un nouveau chapitre du roman national pourra s’écrire. Aujourd’hui, les moteurs et les pirates ont pris de l’avance sur les Etats. Rien n’est irréversible.

lundi 23 février 2009

L'évasion fait-elle partie de la vie ?

Le 18 février dernier, Ondine Millot a publié dans les colonnes de Libération un intéressant papier sur l'absurdité du renforcement des conditions d'enfermement dans les prisons françaises pour tenter de réduire encore davantage un nombre d'évasions réussies déjà remarquablement faible.

L’évasion face à l’absence d’avenir

Allongement des peines et durcissement de la vie en prison poussent les détenus à des tentatives désespérées.

Un «acte de guerre». C’est ainsi que le directeur de l’administration pénitentiaire, Claude d’Harcourt qualifie l’évasion de Christophe Khider et d’Omar Top El Hadj de la centrale de Moulins-Yzeure (Allier). Lors d’une conférence de presse organisée hier, il a donné le ton de la riposte : «mettre en œuvre de meilleurs mécanismes de surveillance et de contrôle pour que cela ne se reproduise pas». Mais les évasions de prison sont déjà rarissimes (5 en 2008, 12 en 2007, 11 en 2006, 12 en 2005), et les évadés presque toujours repris. Est-il alors nécessaire de durcir encore les conditions de détention ? Est-ce la seule piste de réflexion face à l’allongement de la durée des peines, qui encourage ces tentatives désespérées ? Pour Christophe Khider, la sortie de prison était prévue en 2045. Peut-on faire semblant d’ignorer que pour ces hommes condamnés à la perpétuité de fait, l’évasion est la seule chance de sortie réelle ?

Voilà un bon moment que, face à ces questions, la réponse de l’administration pénitentiaire se résume à une spirale sécuritaire. Année après année, les efforts consacrés au renforcement des contrôles sont toujours plus importants, au détriment de ceux pour la réinsertion. Deux nouveaux établissements ultrasécuritaires ouvriront leurs portes en 2012, à Alençon (Orne) et Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais). «Les fouilles se durcissent et deviennent de plus en plus humiliantes pour les détenus et leurs familles, les portes des cellules en maison centrale ne sont plus ouvertes pendant la journée, les déplacements se réduisent… En filigrane se construit une prison qui enferme toujours plus, et prépare toujours moins à la sortie», relève Patrick Marest, porte-parole de l’Observatoire international des prisons. Symbole de cette logique : le braqueur Antonio Ferrara, placé à «l’isolement total» depuis 2003 dans des conditions inhumaines (fenêtre de sa cellule obstruée, cour de promenade couverte sans lumière du jour, fouille complète quotidienne, aucun contact avec d’autres détenus). Et «l’appel de Clairvaux», par lequel, en janvier 2006, dix prisonniers de cette centrale condamnés à de très longues peines, demandaient pour eux-mêmes le rétablissement de la peine de mort, plutôt que «l’hypocrisie de la mort lente».

«Soupape». Mais l’objectif évasion zéro est-il réalisable, voire souhaitable ? Un bref retour en arrière montre que l’obsession sécuritaire n’a pas toujours été de mise. En 1971, Paul Amor, ex-directeur de l’administration pénitentiaire devenu membre du Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire tenait un discours beaucoup plus moderne. «Pourquoi dramatiser une évasion ?J’ai toujours considéré une évasion comme une soupape de sûreté. Vouloir prendre des mesures trop rigoureuses pour les prévenir serait un non-sens, d’autant que neuf fois sur dix l’évadé est repris.»

Las, la «soupape» ne semble plus d’actualité et le combat contre les évasions, au lieu de les rendre impossibles, les rend de plus en plus violentes. «Pour sortir, il n’y a plus qu’un seul moyen : la prise d’otage», note le docteur Philippe Carrière, psychiatre des prisons pendant de nombreuses années. «Le sécuritaire est devenu l’obsession qui régit tout, avec des architectures invivables, des emplois du temps insupportables. A cela s’ajoute l’allongement des peines. Aucun être humain ne peut se projeter à plus de dix ans. Quand on dit à quelqu’un: tu sors en 2045, cela revient à dire : "tu n’as pas d’avenir. Donc plus rien à perdre".»

Suicides. Face à cette «absence d’avenir», exacerbée par la loi sur la rétention de sûreté (qui permet de maintenir enfermés sans limites des condamnés «dangereux» après leur peine), «certains réagissent par l’évasion, d’autres par le suicide», dit le docteur Carrière. Entre 2007 et 2008, le nombre de suicides a augmenté de 20 %. Seule l’administration pénitentiaire ne semble pas voir le lien. «Ne faut-il pas se reposer la question des longues peines ?» demandait hier un journaliste à Claude d’Harcourt. «Absolument pas, répondait ce dernier. Le problème, c’est celui d’un petit nombre de détenus, comme Christophe Khider, qui ne reconnaissent pas la gravité de leurs actes, n’acceptent pas leurs peines, nient leur responsabilité, et sont en plus encouragés par leur famille. Ce n’est pas un problème de longues peines, c’est un problème de déni de responsabilité.»

Il y a du vrai dans les propos de Claude d'Harcourt. Il est possible qu'une nouvelle génération de déliquants ne perçoivent pas la gravité de leurs actes à la suite d'un long processus d'irresponsabilisation commencé avec la justice pour mineurs, aggravé par une pression sociale favorable au crime. Toutefois, le directeur de l'Administration pénitentiaire se garde bien d'aborder le point crucial, celui des périodes de sûreté.



samedi 21 février 2009

L'état-major se défend comme il peut

Légionnaire français en Afghanistan, photographié par l'USMC.

J.-D. Merchet se prête à nouveau à son rôle de porte-voix préféré de l'état-major. Il publie sur son blog un entretien avec Louis Pichot de Champfleury, commandant de la Légion étrangère, lequel tente de limiter les dégâts après les révélations de Michel Bavoil, patron de l'ADEFDROMIL.

«La Légion étrangère n'est pas une zone de non-droit» nous dit son commandant

L'association de défense des droits des militaires (Adefdromil), présidée par le capitaine en retraite Michel Bavoil, vient de publier un "Rapport sur les droits de l'homme dans l'armée française", dans lequel elle s'en prend très violemment à la Légion étrangère. Parlant de "quasi-servitude" des Légionnaires, le capitaine Bavoil expliquait ainsi au Figaro.fr que "la Légion fonctionne sur un système de pression. Les gars sont retenus par la force et la menace, il faut le savoir : sinon, 85% d'entre eux se sauveraient".

Secret-Défense a demandé au général Louis Pichot de Champfleury, commandant de la Légion étrangère (COMLE) de répondre à ces accusations graves. Voici l'entretien exclusif avec le "Père Légion".

Vous êtes accusé par l'Adefdromil de violer les droits de l'homme au sein de votre institution. Pour beaucoup, la Légion est un univers opaque. Qu'en est-il ?

Lorsque je lis les propos du capitaine Bavoil, j'ai l'impression que le droit commun ne s'applique pas chez nous, que les légionnaires sont soumis au bon vouloir de leur chef. Rassurez-vous: je ne suis pas un général qui fait ce qu'il veut. Nous ne sommes pas une zone de non-droit. D'abord parce que la Légion est partie intégrante de l'armée de terre et que nous sommes régis par les mêmes textes, à savoir le statut général des militaires qui date de 2005. Il y a en effet un statut particulier pour les hommes qui servent chez nous "à titre étranger". Leur statut a fait l'objet d'un décret pris en Conseil d'Etat en septembre 2008. Or, le Conseil d'Etat n'a pas la réputation de traiter avec légereté les règles de la République...

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes? Le rapport cite pourtant des cas particuliers douloureux...

Le rapport contient beaucoup d''affirmations approximatives, voire erronées. Ainsi lorsqu'il affirme que devant un conseil d'enquête, le légionnaire n'a pas le choix de son défenseur. C'est simplement faux. Mais, attention, je ne dis pas que dans une collectivité de 7600 hommes, nous n'avons pas de temps en temps une part de responsabilité dans des erreurs administratives ou de gestion.

L'Adefdromil s'en prend particulièrement à "l'identité déclarée" sous laquelle s'engage tous les légionnaires et qui les placerait dans une situation de "quasi-servitude" par rapport à la hiérarchie. De quoi s'agit-il ?

Depuis que la Légion étrangère existe (1831), on s'y engage sous une identité déclarée, c'est-à-dire une autre identité que la sienne. Si nous avons maintenu ce principe, ce n'est pas par respect des traditions mais pour de bonnes raisons, que le Conseil d'Etat a reconnu. D'abord le principe d'égalité entre les engagés. Nous ne voulons pas de discrimination entre les "francophones" [citoyens français - ndlr] et les autres. En effet, pour des raisons de sécurité, nous vérifions l'idendité réelle des gens qui s'engagent chez nous. Il nous faut en moyenne un an pour nous assurer de la véracité des déclarations faites lors de l'engagement. Nous vérifions par exemple que l'engagé n'est pas recherché par la police de son pays pour un crime commis à la veille de la signature de son contrat. Cela prend du temps, car cela se passe souvent dans des pays lointains. Pour nous, l'identité déclarée est une phase d'entrée. Au bout de trois ans, 80% des légionnaires ont repris leur vraie identité. Dans l'ensemble de la Légion, nous n'avons qu'une cinquantaine de légionnaires avec plus de cinq ans d'ancienneté qui servent sous "identité déclarée". Retrouver son identité est un processus long car nous demandons des papiers fiables, certifiés, pas des photocopies. Il faut des traducteurs habilités, etc... Pour nous, la simplicité, c'est que les engagés servent sous leur identité réelle.

Avez-vous des difficultés de recrutement ?

En 2008, nous avons recruté 1000 légionnaires et nous avons eu 8000 candidats. Donc, huit candidats par poste. Les meilleurs agents recruteurs sont les anciens légionnaires rentrés dans leur pays d'origine.

Quelle est l'origine des légionnaires ?

Un tiers d'Europe occidentale, dont la France, un tiers d'Europe de l'Est et un tiers du reste du monde - qui se décompose entre 10% d'Amérique latine, 10% d'Asie et 10% de l'ensemble Maghreb, Afrique, Moyen-Orient. Nos effectifs sont de 7600 dont 7200 servent "à titre étranger", parmi lesquels on compte 40 officiers et 1700 sous-officiers.

La Légion est connue pour la fréquence des désertions. Qu'en est-il ?

Les chiffres sont stables. En moyenne, j'ai 250 déserteurs sur l'année, soit une quinzaine en permanence, sur un effectif de 7600 légionnaires. Mais c'est un phénomène compliqué : des jeunes partent parce qu'ils ont un coup de cafard, qu'ils doivent rentrer chez eux pour soigner leur mère, etc. Et parfois, ils reviennent ensuite.

La Légion a récemment été secouée par l'affaire de Djibouti, avec la mort d'un légionnaire et la mise en examen de son lieutenant. Beaucoup dans l'institution militaire accuse la hiérarchie - donc vous - d'avoir lâché cet officier. Que leur répondez-vous ?

Je souhaite rester neutre dans cette affaire afin de ne pas influer la justice qui doit faire son travail en toute indépendance. Ce que je peux dire, c'est que le conseil d'enquête - c'est-à-dire les pairs du lieutenant Bertaud - a proposé sa mise à pied et sa radiation des cadres, non pas parce qu'il a été jugé coupable, mais parce qu'il a gravement transgressé les réglements militaires.

jeudi 19 février 2009

Officier de Légion libéré

Un site militaire révèle qu' a été mis en liberté hier le lieutenant de la Légion mis en cause dans la mort accidentelle du soldat de sa section Jozef Svarusko pendant un exercice.

Le juge d'instruction Florence Michon avait décidé le jeudi 4 décembre 2008 de placer en détention provisoire le jeune lieutenant afin d'éviter tout risque de fuite à l'étranger et tout risque d'intimidation des témoins. Ces motifs, des mois après les faits, semblaient plutôt l'habillage d'une concession faite à la hiérarchie militaire.

Après un début en fanfare, quand toute la presse à l'écoute de l'état-major (à quelques exceptions près), le redoutable J.-D. Merchet de Libération en tête, a relayé la version des faits qui accable le jeune officier, la température médiatique est retombée ce qui a ramené l'affaire à de plus justes proportions.

Ayant affaire à un magistrat écoutant leurs arguments et instruisant à charge et à décharge, les avocats de la défense ont été en mesure de demander des expertises et des compléments d'enquête, cherchant à éclairer notamment les circonstances précises de la mort accidentelle du légionnaire. Leur objectif est de démontrer scientifiquement que le lieutenant n'est pas à l'origine du décès de son subordonné.

Le jeune officier n'en est pas quitte pour autant. Il est convoqué à nouveau par la justice le 23 février et l'instruction se poursuit. Toutefois, l'étape de lynchage médiatique et de lâchage corporatif semble achevée.

Le jeune officier, incarcéré à la santé dans le quartier réservé (fonctionnaires de police, militaires, fonctionnaires divers et variés, personnalités, etc…), a eu l'opportunité de faire le tri entre ses amis et les autres, d'étudier son dossier à fond et de se mettre au russe grâce à la présence d'un prisonnier russophone.

Sorti de prison, entouré par la chaleur de ses amis et par l'affection de sa famille, le jeune officier va pouvoir l'esprit plus serein se consacrer à sa défense.

Personnellement, étant donné ce qu'est devenu l'Armée française, je reste convaincu que raccrocher son uniforme pour reprendre une vie normale est ce qui peut lui arriver de mieux.




mercredi 19 novembre 2008

Maos à la ramasse

Le 25 février 1972: Jean-Antoine Tramoni (au centre), vigile aux usines Renault, va tirer sur l'ouvrier maoïste Pierre Overney (à gauche, de dos). Christophe Schimmel, 18 ans à l'époque, photographie la scène.


Il a été de bon ton de se gausser des gauchistes recyclés dans le marketing et la presse, passant du col Mao au Rotary. Il faut croire que cette solution d'embourgeoisement à toute allure convenait mieux à ces fils de la bourgeoisie transformés pour un temps en révolutionnaires.

Contrairement à leurs frères ennemis de l'extrême-droite, les petits soldats de la guerre des classes, séduits par la dictature du prolétariat et rêvant de plonger la France dans des années de plomb à l'italienne, n'ont pas survécu à l'effondrement de leurs rêves. Sans doute ravagé par la mauvaise conscience, Libération, le journal officiel des bobos a publié le portrait de Christophe Schimmel, un de ces militants désenchantés, passé sans transition de la grande bourgeoisie à la guerre subversive. Un texte intéressant même si très indulgent.

L'exemple de ce jeune paumé n'est pas sans rappeler ses frères de l'extrême-gauche argentine qui se sont donnés corps et âme à la guérilla contre le gouvernement péroniste au début des années 1970. Je me souviens que la lecture des noms de la soixantaine de morts communistes tués lors de l'attaque de la caserne de Monte Chingolo révélait une absence quasi totale d'ouvriers et une présence massive de fils de la bourgeoisie citadine, facilement identifiable à leurs noms patronymiques.


Tombés pour les maos
Quarante ans après Mai 68, que sont devenus les «soldats perdus» de la Gauche prolétarienne (GP) ? Quelle a été la trajectoire de ceux qui ne se sont pas remis de la dissolution en 1973 de cette organisation maoïste née dans le sillage des événements de Mai, et qui fut à l’origine du journal que vous avez entre les mains ? Le parcours de Christophe Schimmel en donne une idée.

Partons d’une image : celle qui montre Jean-Antoine Tramoni, agent de sécurité chez Renault, tirer de sang-froid sur l’ouvrier maoïste Pierre Overney. C’était le 25 février 1972, à 14 h 30, à l’usine de Boulogne-Billancourt. Christophe Schimmel, 18 ans à l’époque, était devant les grilles de l’avenue Émile-Zola avec d’autres militants de la Gauche prolétarienne. Photographe, il a capté toute la scène avec son Seagull, mauvaise copie chinoise de Rolleiflex.

Ses images, reprises par la télé et tous les journaux, vont avoir un impact énorme : elles démentent la thèse officielle de la légitime défense. La mort de «Pierrot» Overney est un assassinat. Le mouvement maoïste tient son premier martyr. Avec trois conséquences. Un : pour éviter d’autres morts et une spirale de la violence (plus quelques autres différends), les dirigeants de la GP décideront l’année suivante la dissolution de l’organisation. Deux : l’Agence de presse libération (APL), qui diffuse les photos, verra sa notoriété bondir instantanément. La petite agence militante pourra donner naissance, une grosse année plus tard, au quotidien Libération. Trois : la vie du photographe militant basculera. Aujourd’hui replié dans le Lot, sans emploi, dépressif, cet homme de 54 ans vit dans l’amertume : «Ces photos, on a fini par me les reprocher. Elles rappellent ce qui s’est passé, et que beaucoup ont préféré oublier.»

De déconvenues en overdoses

Schimmel fait partie de ceux qui n’ont pas supporté que l’on siffle la fin du rêve. Combien furent-ils ? Peut-être 200 ou 300, sur un total d’un millier, mais personne n’a de chiffres précis : cette histoire-là reste à écrire. Certains ont dérivé vers le mouvement autonome, d’autres vers une marginalité faite de braquages et/ou de drogue.

D’autres encore ont mis fin à leurs jours. Schimmel a fait plusieurs tentatives de suicide dans les années 1970. Il affirme que quinze des trente-cinq jeunes qu’il a recrutés pour la GP (il était alors un des éléments actifs du «mouvement de la jeunesse») sont décédés dans des circonstances tragiques dans les années suivant la fin du mouvement maoïste : suicides, overdoses, et même attaque en solo du commissariat d’Argenteuil à coups de cocktails Molotov pour l’un d’eux. C’est parmi les plus jeunes et les ouvriers que les dégâts auraient été les plus manifestes. Sans être nécessairement représentatif, le parcours de Schimmel donne une idée de cette errance. Christophe entre à la GP en 1969 à l’âge de 15 ans. Sa mère, Cécile Hallé, est une grande bourgeoise délurée qui a transformé son immense appartement de la rue de Rennes en salon foutraque où se croisent Sartre, Clavel, Fromanger, et les futurs dirigeants de la GP. A la demande de l’organisation, Christophe abandonne le lycée (classe de seconde à Montaigne) pour se consacrer à la révolution. Il n’a aucune culture politique mais une forte envie d’action.

Première déconvenue : à l’été 1970, il n’est pas désigné parmi les dirigeants du «mouvement de la jeunesse» - aux côtés d’Antoine de Gaudemar (ancien directeur de la rédaction de Libération) et Frédéric Joignot (aujourd’hui reporter au Monde et créateur de la revue Ravages) - car les lycéens veulent… des lycéens à leur tête. En outre, des témoins de l’époque se souviennent de Schimmel comme d’un «chien fou», «vif argent», «fragile», avec lequel le dialogue était difficile.

Il met alors son talent de photographe - hérité de sa mère, qui fait des photos pour l’école des Beaux-Arts - au service de l’APL, tout en participant aux réunions de l’organisation, où le fondateur Benny Lévy définit les «stratégies de lutte». Impression des tracts la nuit, baston aux portes de Renault le jour, distribution du bulletin ronéoté de l’agence. «Je ne sortais pas, je ne buvais pas, je ne fréquentais aucune fille : j’étais destiné à la révolution.»

En mai 1972, le voici à Thionville (Moselle) avec l’équipe de l’APL pour soutenir la grève des caissières des Nouvelles Galeries. Dans une camionnette Ford jaune, les professionnels viennent mettre leurs compétences au service des travailleurs pour faire un journal de lutte. «Les idées justes viennent du peuple», a dit Mao. Ainsi est réalisé le numéro 2 de Pirate, préfiguration de Libé sur huit pages agrafées, au format demi-A4. «C’était la première vraie lutte dans une grande surface,se souvient Schimmel. L’ambiance était plus VLR [Vive la révolution, mouvement gauchiste nettement moins orthodoxe que la GP, ndlr] que marxiste-léniniste. Ça baisait dans tous les coins, une partouze permanente.» C’est ainsi que Christophe rencontre Lydie. A Thionville, il y a aussi Antoine de Gaudemar, Jean-René Huleu, Christian Poitevin, qui n’en ont pas tous gardé le souvenir d’une atmosphère aussi débridée.

Quelque temps plus tard, Schimmel est invité à un séminaire de la GP près d’Avignon.«C’était un traquenard. Je me suis retrouvé obligé de faire mon autocritique, face à des gens comme Benny Lévy ou Joseph Tournel[ancien mineur, dont on apprendra plus tard qu’il était un indic], parce j’avais une liaison. J’ai servi d’exemple, de jeune intellectuel à châtier. On devait mourir pour la révolution, pas nouer des liens avec les vendeuses.»

Quelques semaines plus tard, le retour à Paris est difficile. On fait comprendre à Schimmel qu’on ne veut pas de lui dans l’aventure Libération. Pas assez pro. Le service photo lui demande de faire ses preuves, «alors que j’avais créé la photo à l’APL et que j’avais fait les clichés d’Overney !»

Par ailleurs, la mère de Christophe, Cécile Hallé, se fâche très fort avec la GP et Libé : elle vient de vendre son immense appartement pour payer des locaux au journal, or celui-ci n’en veut pas et Cécile se retrouve le bec dans l’eau. En soutien, Maurice Clavel, un des fondateurs de l’APL, envoie une lettre de démission : «Cette compagne de la première heure nous a sacrifié son job, ses jours, ses nuits, sa santé et, je le crains bien, sa maison.» Discrètement, le philosophe offrira à Cécile les droits d’auteur de deux de ses livres pour la tirer de ce mauvais pas.

Christophe rompt et arrête la photo. «Je me suis retrouvé sans travail, avec un enfant, sans ressources, totalement abandonné.» Errance, fréquentation des milieux autonomes, petits casses. «J’étais resté maoïste, alors que les autres avaient tiré un trait là-dessus. Et j’étais si jeune : la GP avait été ma seule famille depuis l’âge de 15 ans.»

Tourner la page

En 1975, Gilles Luneau, un ancien de la GP, récupère Schimmel, qu’il fait travailler avec lui dans un magasin de photos en Bretagne. «Je lui avais demandé un peu de matériel, il est arrivé un jour avec une voiture pleine à ras bord, se souvient Luneau, aujourd’hui journaliste et écrivain. Il était toujours plein d’enthousiasme, le cœur sur la main.»

Puis c’est Christian Poitevin qui lui trouve des petits boulots à Marseille. Schimmel reste en contact avec les milieux autonomes. La suite de son itinéraire est chaotique : divers jobs dans l’audiovisuel à Paris, un long parcours avec le PS où il devient numéro 2 du service d’ordre, installation dans le Lot, création d’un garage associatif. Et toujours l’esprit de lutte : il a fait récemment deux grèves de la faim pour protester contre la menace de fermeture de lignes et gares SNCF, il s’est présenté aux dernières législatives soutenu par un collectif antilibéral.

L’an dernier, des déboires familiaux l’ont mené à la dépression. Il vivote aujourd’hui sans maison ni salaire, avec toujours «une profonde douleur au fond de moi».«J’avais réussi à la contenir pendant des années, mais le 40e anniversaire de Mai 1968 a ravivé tout cela.» Enfin, il y a un sentiment de culpabilité : «Tous ces types que nous avons entraînés là-dedans, et qui sont morts. Nous sommes responsables.»

Schimmel n’est pas le seul à avoir vu tomber ses camarades autour de lui. L’écrivain Sorj Chalandon, ancien de la GP et qui fut de l’aventure Libé dès 1973, a perdu quatre proches : «Yves et Jean-Yves se sont pendus, Jean-Denis s’est tiré un coup de fusil à pompe dans la tête, Jean-Marc a été abattu lors d’une altercation dans un bistrot de Stains.» Mais, contrairement à Christophe, Sorj ne fait pas le procès des dirigeants de la GP. «Nous avons connu cette époque et cette ambiance incroyables, entre maquis et scouts de France. Et puis nous avons été rejetés et ramenés à notre solitude, c’est ainsi.» Chalandon avait intégré le «mouvement de la jeunesse» en 1971, à l’âge de 19 ans. «Certains s’en sont mieux tirés que d’autres. On m’a dit : "Toi, tu as de la chance, tu peux écrire." Il est vrai que si Libé n’avait pas existé, pour certains c’était peut-être la prison ou le suicide.»

Le mouvement mao a-t-il permis à quelques têtes brûlées, en les canalisant dans des luttes, de vivre quelques années de plus ou, au contraire, a-t-il abrégé ces vies ? Sorj Chalandon se garde de trancher, notant toutefois : «Je ne connais pas de chefs maos qui se soient suicidés.»

Gilles Luneau se souvient : «On croyait qu’on allait changer le monde, on était drogué à la pureté. Après, certains sont devenus voyous, camés ou religieux. Mais je ne garde aucune amertume. Au contraire, je me nourris toujours de cette époque-là. Il ne faut pas y repenser avec aigreur.» Schimmel n’aurait pas su tourner la page.

Ceux, lycéens ou ouvriers, qui se sont construits avec la Gauche prolétarienne ont dû ensuite se reconstruire. «Tout le monde s’est retrouvé largué dans la nature, les plus vieux s’en sont mieux sortis que les plus jeunes, se souvient Antoine de Gaudemar, qui lui-même a vécu deux ans en communauté à Villemomble après l’éclatement de la GP. Christophe était très jeune et vulnérable, je me sentais un peu en position de grand frère. Peut-être n’était-il pas assez armé pour faire face à ça.»

Christophe Schimmel a lui-même voté pour la dissolution de la Gauche prolétarienne : «Je l’ai fait la mort dans l’âme. Mais on était dans un état de délabrement total, on faisait faire des conneries aux jeunes. Et puis nous n’avions pas les moyens de passer à la lutte armée.» Mais Schimmel reproche aux dirigeants de la GP d’avoir laissé tomber tous ceux qu’ils avaient entraînés dans l’aventure, puis d’avoir réécrit l’histoire en ne retenant que ses bons côtés. Critique parallèle à celle qu’a faite Morgan Sportès, au printemps dernier, dans son ouvrage Ils ont tué Pierre Overney (Grasset), que Schimmel trouve «pas fausses» mais «sous-estimant la sincérité de l’engagement militant»et «cédant trop à la théorie du complot».

Il aurait fallu savoir tourner la page.«Hélas pour moi, il y avait ces photos de 1972, j’étais une mémoire de ce qui s’était passé», constate Christophe Schimmel, qui assure n’avoir jamais touché un centime pour ces clichés.

vendredi 25 avril 2008

Le bêtisier du journalisme

Laurent Dispot, journaliste à la Règle du jeu et ancien fondateur du Front homosexuel d'action révolutionnaire, publie un article dans Libération qui est modèle de désinformation et de mauvaise foi.

Il utilise des images et des mots-clefs incapacitants pour tenter d'attaquer la cause tibétaine. A conserver sous le coude pour éclairer les apprentis journalistes.


Le dalaï-lama et l’honneur nazi

En juillet 1938 (anniversaire en 2008), un SS champion d’alpinisme est vainqueur de la face nord de l’Eiger, en Suisse : une «première». Il s’appelle Heinrich Harrer. Le récit de son exploit, et sa photo avec Hitler, sont aussitôt diffusés massivement en Europe et dans le monde par la machine de propagande de Goebbels.

Il s’est inscrit à la SA en 1933, à la prise de pouvoir par Hitler (trois quarts de siècle en 2008). Passé à la SS, il est un favori du Reichsführer Heinrich Himmler.

Quelques mois après, autre «première» : ses camarades SS et lui-même sont vainqueurs des synagogues brûlées et des familles juives terrorisées, sur tout le territoire de l’Allemagne, lors de ce qu’ils nomment par dérision «la nuit de Cristal», le 9 novembre 1938.

Pendant que les Juifs passent à la nuit et au brouillard, Harrer est investi d’une mission par Hitler et Himmler en personnes : s’infiltrer au Tibet, en accord avec les ministres régents du dalaï-lama enfant, pour devenir précepteur de celui-ci. En pleine guerre d’agression contre la Chine japonaise, il s’agit de conquérir Lhassa comme nœud stratégique sur l’axe Berlin-Tokyo.

2008 est l’anniversaire de la «reconnaissance» par Hitler en 1938 de la stratégie de morcellement de la Chine menée par le Japon. Autrement dit la Mandchourie occupée par l’envahisseur fasciste.

Heinrich Harrer a accompli sa mission de confiance hitlérienne, malgré la défaite militaire de1945, en la transformant en un logiciel pseudo «spirituel» installé dans des têtes affamées de servitude.

Son rapport de mission, Sept ans au Tibet, était bourré de mensonges grossiers et de fascination pour le «Führerprinzip» impitoyable du théocratisme lamaïque. Il a été transformé en film de propagande mondiale, en 1997, par le cinéaste français Jean-Jacques Annaud. Sept ans au Tibet, produit à Hollywood n’était qu’un «Bienvenue au nazi chez les Tibétains» avec dans le rôle du «gentil SS» un Brad Pitt aux cheveux très blonds, aux yeux très bleus, assorti de tout plein de beaux drapeaux à croix gammée.

A la mort de Harrer en 2006, et encore ces jours-ci, le dalaï-lama a diffusé de ce SS une apologie sans réserves : c’est-à-dire sans les mots «nuit de Cristal», «Himmler», «Hitler», «Juifs». Où qu’un SS ait été en mission, il était à Auschwitz. Il n’y a pas de «voie médiane» entre les Juifs martyrs dès 1938 et le champion nazi de 1938 encensé par le dalaï-lama en 2008.

L’«Océan de Sagesse» ne doit pas servir à noyer le poisson de la mémoire et de l’histoire : à relancer en contrebande le «Hitler connais pas» et «la Shoah détail de la Seconde Guerre mondiale». Le négationnisme n’est pas soluble dans les neiges éternelles. Le maître (spirituel) a eu ce maître (d’école). Il lui reste fidèle. Il y met son honneur. Sur le ceinturon des SS figurait la devise : «notre honneur est notre fidélité». Le dalaï-lama met, depuis soixante ans, son point d’honneur à ne pas parler de la mission au Tibet confiée en 1938 à son précepteur par Hitler et Himmler, ni des motifs mystiques, racistes et stratégiques de cette mission.

Il pourrait invoquer son enfance, regretter d’avoir été manipulé par un plan des nazis et de leurs alliés japonais : ceux qui violaient Paris, Oradour, Tulle ; ceux qui violaient Nankin. Au lieu de cela, il traite la destruction des Juifs d’Europe de rétribution, forcément juste, de fautes antérieures : il jette la Shoah à la poubelle du «karma». Et il ne cesse de ressasser son remerciement à un SS d’avoir été son «initiateur à l’Occident et la modernité» .

En acceptant ce discours, des Occidentaux et des modernes se font citoyens du déshonneur.

mardi 15 avril 2008

Libération décrypte le Ponant

Jean-Dominique Merchet, le correspondant Défense de Libération décrypte quelques images de l'affaire du Ponant en apportant quelques renseignements utiles.


jeudi 7 février 2008

Le dernier poilu

Lazare Ponticelli.

Depuis le 20 janvier 2006, Lazare Ponticelli est le dernier poilu en vie. En 2005, il avait raconté sa sale guerre à la journaliste Johanna Sabroux pour Libération. Ce témoignage, sous-titré pour plus de clarté, et mis en images avec le concours du service documentaire des armées, a été mis en ligne sur le site du quotidien.

mercredi 28 novembre 2007

Quand Libé aime la Belgique

La Une de Libé ce matin.


Les journalistes de Libé, tels Tintin partant en reportage en Amérique, se sont déplacés en masse à Bruxelles à la rencontre des Belges. De toute évidence le courant est bien passé entre la population d'explorateurs parisiens et les indigènes bruxellois, retranchés derrière leurs chariots des communes à facilités, repoussant les hordes flamandes à coups de « Non ! » tonitruants à chaque fois que les bouseux flamingants réclament un aménagement de l'Etat.
Ce numéro spécial de Libé est très révélateur de la vision sélective de la gauche française quand il s'agit des affaires des Pays-Bas méridionaux. Non seulement le nombre de Flamands interrogés est très faible, mais on cherche en vain une présentation des arguments de la Flandre. Pourtant, comment comprendre la situation si on ne présente que les points de vue d'une des cinq parties ? Je dis cinq car je compte, par ordre alphabétique, les Allemands, les Flamands, las Wallons, les Wallons germanophones et puis les Belges (c'est à dire tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans une des catégories précédentes).
Il est aussi frappant que des pans entiers du ressentiment flamand, sans lequel on ne comprend pas l'animadversion de cette population à l'égard de la Belgique, passent à la trappe. A juste titre Jean Quatremer, correspondant du quotidien bobo à Bruxelles, rappelle qu'avant 1830 il n'existe pas de réel antagonisme entre les deux parties de cette région des Pays-Bas. Les élites méridionales parlent toutes le français littéraire tant à Anvers qu'à Liège et les populations locales un patois roman d'un côté et germanique de l'autre. Les élites bourgeoises, aux idées libérales très progressistes, font le choix d'unifier le pays autour du français, antidote à l'influence de l'Eglise comme de la tentation néerlandaise plus au nord.
Ces bourgeois éclairés n'avaient pas prévu le mouvement nationalitaire qui allait mettre le feu à l'Europe et abattre les vieilles structures et condamner à terme la Belgique.
C'est vrai, comme le souligne Philippe De Boeck, rédacteur en chef politique du journal de gauche De Morgen, que le nationalisme flamand a fait ses choux gras du français comme langue des officiers durant la Première Guerre mondiale et des difficultés de compréhension avec les soldats flamands. Mais pourquoi ne dit-il pas un mot de la répression d'après la Seconde Guerre mondiale ? Quand près d'un Flamand sur dix était frappé d'interdictions professionnelles diverses, chassé de la fonction publique, interdit d'enseigner ou même d'ouvrir un compte en banque ? Pourquoi ce journaliste du Morgen ne rappelle-t-il pas que contrairement à la France, il n'y a pas eu de loi d'amnistie en Belgique ? Les Flamands marginalisés ont dû se refaire une vie dans l'industrie ou le commerce, apportant un coup de fouet à la vie économique de la Flandre.
S'ils avaient pris la peine d'interroger quelques Flamands, les journalistes de Libération auraient sans doute pu comprendre la force de ce ressentiment, découvrir que les Belges payent aujourd'hui la facture de la vengeance ethnique de l'après-guerre. Il est trop tard aujourd'hui pour revenir en arrière, amnistier les derniers inciviques, restaurer la mémoire des fusillés pour l'exemple.
Mais voilà, il aurait fallu sortir des frontières de Bruxelles et ne pas se contenter de Flamands qui ne sont pas représentatifs de la Flandre. Ainsi, pourquoi consacrer deux pages à parler de couples de Flamands et de Wallons au lieu d'expliquer les raisons du faible nombre de mariages mixtes ? Seulement 1 % des unions en Belgique se nouent entre les communautés, soit moins que de mariages interaciaux aux Etats-Unis.
Les lecteurs de Libé en savent désormais beaucoup plus sur la tribu des bobos bruxellois qui aiment à se dire « belges », mais il ne savent toujours rien des raisons qui poussent nombre de Flamands (et pas seulement les militants du Vlaams Belang) à crier : Belgie Barst ! («Crève Belgique »).